Les Âmes fragmentées – Charlotte Monsarrat

Les Âmes fragmentées

De Charlotte Monsarrat

Anne Carrière – 246 pages.

Retour de chronique du Bifrost 111

Le cinéma traditionnel est tombé en désuétude après que les tournages, jugés trop polluants, ont été interdits. Grâce à un procédé novateur permettant d’extraire les souvenirs de personnes décédées ayant fait don de leur mémoire, des films éphémères, entre fiction et documentaire, ont vu le jour. Veronica, réalisatrice de « filmémoires », a connu un succès critique et public avec sa première œuvre. En panne d’inspiration, elle ne parvient plus à créer. Sa compagne et productrice l’incite à restaurer son premier film mais cette perspective ajoute à sa mélancolie. La réception, par courrier anonyme, d’une « une mémosphère » contenant les souvenirs de l’inventeur de l’extraction mémorielle, impliqué dans un scandale éthique qui s’est donné la mort quelques semaines auparavant, chamboule sa vie. Dans les souvenirs qu’elle dérushe, elle découvre qu’elle l’a connu et aimé. Or de cette période, il ne lui reste aucun souvenir. Commence pour elle une douloureuse quête de son passé oublié.

L’histoire se déroule dans un futur proche, décrit par petites touches. Les conséquences du changement climatique – restrictions de ressources, pauvreté, épidémies, guerres, infertilité humaine etc. – s’y font sentir de manière lointaine. Le mode de vie de Veronica reste proche du nôtre même si son quotidien diffère fortement. Marqué par une précarité financière plus forte, il est aussi plus respectueux de l’environnement grâce, par exemple, à un habitat restructuré, une utilisation parcimonieuse de la technologie et une transition vers des mobilités douces qui éloignent physiquement les familles. Charlotte Monsarrat propose une vision presque optimiste d’un monde bouleversé dans lequel chacun peut néanmoins trouver sa place. Les Âmes fragmentées emprunte aux codes de l’anticipation et autant à ceux du policier puisque la recherche de son passé conduit Veronica à mener une enquête avec suspects au passé trouble, fausses-pistes et révélations. Récit intimiste avant tout, le roman place sa narration au plus près de sa protagoniste. Le lecteur perçoit le monde par ses yeux et ressent son histoire par procuration.
La mémoire aide à se construire même s’il est important de laisser place à l’oubli lorsque ce dernier permet de soulager la douleur provoquée par un événement pénible. Et les souvenirs permettent de forger une personnalité propre. Veronica ne parvient pas à savoir d’où vient son mal-être, son incapacité à créer qu’accompagnent une impression de morcellement, de ne pas être tout à fait elle-même. Ses souvenirs disparus la hantent sans qu’elle s’en rende compte et la poussent à partir en quête de vérités afin de pouvoir se reconstruire.

Avec Les Âmes fragmentées Charlotte Monsarrat, productrice de documentaires, de films et d’animés, livre ici un premier roman intime, émouvant et maîtrisé. Sa dimension science-fictive, secondaire, ne convaincra probablement pas les lecteurs chevronnés, mais pourra constituer une porte d’entrée vers le genre pour les néophytes.

Un extrait

Lecture // J’attaque en agrandissant le premier nuage. Les holovignettes se déploient dans l’espace de mon bureau comme des constellations. J’attrape entre l’index et le pouce de la main droite celles non signifiantes et je les mets dans la corbeille. Elles se décomposent en pixels et laissent des espaces noirs au milieu du nuage. Le laser efface leurs sillons sur la sphère. Je cherche le souvenir-racine, le seul avec un contour net. Dans notre mémoire, chaque souvenir est rattaché à d’autres par un réseau dense de sensations, significations et champs sémantiques. Les plus importants sont intégralement lisibles mais ils se cachent au milieu de leurs échos. Je me débarrasse des souvenirs flous, en noir et blanc, incomplets. Je repère des références d’odeurs, des taches de couleur, des occurrences thématiques. Ce premier nuage est lumineux mais sauvage. Beaucoup de rouge, des cris étouffés, une légère odeur de brûlé. Des bouts de cauchemars ou des souvenirs de films d’horreur. En dix ans de dérush, j’ai appris à prendre du recul. Avant, les images brutales me frappaient en pleine poire.
J’ai fini par identifier le souvenir-racine et je le tapote pour le lire. Aussi glauque que son écrin d’images : le souvenir d’un suicide. Lecture // Des mains d’homme tournent les boutons des quatre feux d’une cuisinière / Il attend un long moment que le gaz s’en échappe / Plan de travail en bois, crédence à carreaux vert émeraude / Au bout d’une éternité, il craque une allumette / Tout prend feu très rapidement / Il ne sort pas de la pièce. // Le sujet a mis intentionnellement le feu à sa cuisine. Je vois la scène au travers de son regard. Pause.

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