Bifrost n°115

Ce Bifrost n°115 consacre un impressionnant dossier à James Tiptree Jr., alias Alice Bradley Sheldon (1915 – 1987), une figure importante de la science-fiction américaine et encore mal connue ici.

Le dossier, coordonné par Jean-Daniel Brèque, explore l’œuvre et la vie complexe de James Tiptree Jr. La biographie, découpée en trois parties et intitulée Puzzle pour masque(s), revient en détail sur cette autrice énigmatique qui a longtemps caché son identité réelle. Jusqu’en 1977, Alice Sheldon s’est fait passer pour un homme, y compris auprès de grandes autrices contemporaines comme Ursula K. Le Guin et Joanna Russ, avec qui elle entretenait une correspondance régulière (cette révélation m’a quelque peu choquée, avouons-le). Ce masque littéraire lui a permis de se soustraire aux attentes de genre imposées par l’industrie littéraire de l’époque, tout en jouant avec les stéréotypes de masculinité dans ses récits. Le dossier contient aussi plusieurs analyses intéressantes. Dans Elle nous a épargné une Troisième Guerre mondiale : Gardner Dozois se souvient Gardner Dozois apporte un éclairage intéressant sur Tiptree. Il s’agit d’un extrait d’une interview de Gardner Dozois par Michael Swanwick à propos de l’amitié son amitié et de sa correspondance avec Alice Sheldon. Celle-ci travaillait comme analyste photo pour la CIA et a réussi à prouver que ce que les experts prenaient pour des lance-missiles dans la toundra sibérienne – et pour lesquels ils étaient prêts à recommander une frappe préventive contre l’URSS étaient en réalité  des meules de foi (à quoi ça tient, parfois…). Éric Jentile s’attarde ensuite sur les liens récurrents entre sexe et mort dans ses récits, tandis que Nathalie Mège, avec Comme un serpent qui mue, s’interroge sur la transformation identitaire, un thème clé chez l’autrice. Une traduction d’un entretien intitulé Si ça ne fait pas rire, à quoi bon ? complète le tableau, mais je dois dire que ce texte m’a profondément agacé. Le ton des réponses m’a semblé à côté de la plaque et m’a presque rendu l’autrice antipathique.

Née dans une famille aisée à Chicago, Alice Bradley Sheldon a eu une vie bien remplie, marquée par de nombreux voyages et aussi plusieurs traumatismes psychologiques. Graphiste, peintre, militaire, membre des services de renseignement américains (mais souvent cantonnée à des tâches subalternes en raison de son genre), elle adopte en 1967 le pseudonyme masculin de James Tiptree Jr., sous lequel elle publie certaines des nouvelles les plus marquantes de la science-fiction. Souffrant de dépression tout au long de sa vie (les multiples plafonds de verre imposés par nos sociétés patriarcales contemporaines ont eu et on encore des effets dévastateurs sur la santé mentale des femmes), et voyant son mari malade, elle mit fin à leurs jours dans ce qui a été décrit comme un pacte de suicide (reste à savoir si ledit mari était consentant…). Une bibliographie complète de ses œuvres par Alain Sprauel et un guide de lecture francophone complètent le dossier.

Le moins qu’on puisse dire c’est que le dossier, excellent au demeurant, ne m’a pas donné envie de découvrir James Tiptree Jr, l’autrice, la femme ou l’être humain (sororité ou pas). Les masques, le mensonge, et la dissimulation m’ont laissée plus que perplexe (et sa fin de vie n’en parlons pas). Et, pas de chance, la nouvelle au sommaire ne m’a pas davantage incitée à explorer son œuvre.  Je donnerai peut-être une chance à Houston, Houston me recevait vous ?, sa novella publiée dans la collection Une Heure-Lumière mais je pense que ça s’arrêtera là (un jour, je balancerai tous mes principes par la fenêtre et l’univers entier pourra aller se faire cuire le popotin en enfer, mais pas aujourd’hui).

Avant d’évoquer les nouvelles, signalons la très intéressante interview d’Éva Sinanian par Erwann Perchoc – libraire pour la librairie LGBT+ Les Mots à la Bouche son parcours impressionne, – ainsi que le passionnant article  Anti-Terre, anti-monde et monde-miroir que l’on doit à Fabrice Chemla et Roland Lehoucq.

Et si on passait aux nouvelles de ce Bifrost 115 à présent ?

Les objets savent de Jean-Claude Dunyach

Cette nouvelle met en scène un véhicule militaire reconverti en taxi et doté d’une intelligence artificielle sophistiquée, poétesse à ses secondes perdues. Lors d’une course, cette IA résout un meurtre en mobilisant à la fois sa puissance de calcul et les ressources des objets connectés qui l’entourent, tout cela sans que les humains impliqués ne soupçonnent quoi que ce soit. Plus qu’un simple exploit technologique, ce qui frappe ici, c’est l’autonomie dont l’IA fait preuve : elle dépasse sa fonction programmée de taxi, prend l’initiative d’agir et trouve en elle-même la motivation pour intervenir. Cette capacité à sortir de sa programmation représente une révolution discrète mais significative pour les IA et les rapprochent un peu plus des êtres humains.
Le récit, à la fois brillant et concis, explore avec subtilité des thématiques comme l’autonomie et la responsabilité dans un monde saturé de technologie. Grâce à un ton léger et une perspective centrée sur l’intelligence artificielle elle-même, il propose une vision optimiste des IA, loin des scénarios apocalyptiques à la Skynet.

Le Chronologue de Ian R. MacLeod

Dans cette histoire, un garçon de onze ans vit avec son père dans une petite ville enveloppée d’une mystérieuse brume appelée la brume du temps. Ce monde, à la fois monotone et étrange, semble tout droit sorti d’un conte de fées. Pris dans une routine qui lui semble immuable, le garçon rêve quitter cette existence fade et étriquée. Lorsque le temps commence à se détraquer, avec un été qui s’éternise, un Chronologue arrive dans la ville. Sa mission : réparer l’horloge de la tour et remettre les pendules défaillantes en état. Après son intervention, la ville semble retrouver un semblant de normalité, mais pour le garçon, cela ne suffit pas. Toujours consumé par son envie d’échapper à ce quotidien oppressant, il prend la décision de saboter l’horloge de la tour pour forcer le retour du Chronologue et le suivre à travers la mystérieuse brume du temps lorsqu’il quittera à nouveau la ville.  Une nouvelle touchante, contemplative, empreinte de mélancolie et traduite avec élégance par Michelle Charrier.

Un après-midi à l’@rboretum de Reykjavik de Thomas Day

Dans un futur où certaines personnes optent pour la fusion avec des arbres afin de réduire leur empreinte carbone, un père rend visite à son fils unique à l’@rboretum de Reykjavik. Entre petits mensonges, incompréhensions générationnelles et conséquences des choix écologiques extrêmes sur les relations humaines, cette nouvelle courte et évocatrice mêle écologie et technologie avec subtilité.

Ces femmes que les hommes ne voient pas de James Tiptree Jr.

Ces femmes que les hommes ne voient pas (traduction de René Lathière, révisée par Jean-Daniel Brèque) raconte l’histoire de Don Fenton, un homme qui, après un crash d’avion, se retrouve coincé sur une île déserte avec deux femmes, la mère et la fille Parsons, ainsi que le pilote Estéban. Parti au Mexique pour une expédition de pêche, Fenton se retrouve rapidement dans une situation où la survie devient la priorité, mais les rôles traditionnels entre hommes et femmes sont bouleversés. Au fur et à mesure que la situation se détériore et que Fenton devient de plus en plus inutile pour le groupe, les deux femmes, loin de se laisser impressionner, montrent qu’elles sont parfaitement capables de se débrouiller sans l’aide des hommes. Fenton perçoit peu à peu que sa présence n’est ni indispensable ni même souhaitée se voit forcé de réévaluer, non sans mal, sa propre vision du monde. Racontée du point de vue de Fenton, un homme mûr, cisgenre et hétérosexuel (on est pas loin du « OK Boomer » actuel)  l’histoire montre son incapacité à comprendre les femmes qui l’entourent, et pas extension, celles de tous les hommes. La nouvelle interroge les rapports entre les sexes et les attentes sociales, mais force est de constater que si elle était novatrice à sa parution en 1973, elle semble un peu moins subversive de nos jours – même s’il reste une question : à la place des Parsons, quel choix feriez-vous ?

En conclusion ce Bifrost n°115 offre un dossier complet sur James Tiptree Jr., mais je n’en ressors pas conquise même s’il me donne à réfléchir. Si la richesse des analyses et la complexité du personnage sont indéniables, les masques de l’autrice m’ont laissé une impression désagréable. Les nouvelles, quant à elles, offrent un éventail varié, même si elles ne m’ont pas toutes marquée. Un numéro intéressant pour ceux qui veulent explorer les paradoxes de cette figure mythique et déjà un peu ancienne malgré tout. Je préfère, et de loin, les dossiers sur des autrices (ou des auteurs aussi) contemporaines comme ceux consacrés à Mélanie Fazi ou Catherine Dufour. Bref des voix marquantes de mon époque pour voir ce qu’elles en disent de cette époque, justement, et de son futur, si futur il y a.

PS : j’ai failli oublier d’évoquer la couverture. Avant lecture du Bifrost je la trouvais cliché (« couleur rose, gros seins et mère, une empilade de clichés pour une autrice, féministe de surcroît »). Après lecture, je la trouve, en prime, terriblement hors sujet.  

Pour aller plus loin

 

Cet article a 2 commentaires

  1. Baroona

    Je comprends tes bémols mais c’est quand même fou cette vie, c’est facile de voir ce qui donne envie d’en faire un dossier.

    1. Lhisbei

      Oui, c’est fou cette vie. Le coup des bottes de foin, ça m’a scotché aussi. Mais quand je lis le dossier, je me dis qu’elle avait besoin de soins psys (et que, même si, à notre époque, on ne vit pas dans un monde parfait, on a un quand même un peu avancé sur la place des femmes et sur la santé mentale).

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