Interview : Jean-Jacques Régnier (2)

Voici la deuxième partie de l’interview de Jean-Jacques Régnier par Bertrand Campeis. La première partie est à lire ici.

Bertrand Campeis : Tu as écrit deux articles, « L’histoire, un cas particulier de la science-fiction » et « En être ou pas », le premier est une savoureuse analyse montrant que la science-fiction est un processus historique à part entière (certes partielle, partiale et qui n’arrivera sans doute pas, mais bel et bien une chronique d’un âge en devenir, ou d’un futur qui n’arrivera pas) et le deuxième, qui m’a énormément plu, sur les relations entre l’œuvre dite de science-fiction et le fandom : Pourrais-tu nous en dire plus sur ces deux analyses ?

Des deux articles cités, le premier était une communication à un colloque co-organisé par l’ami Ugo Bellagamba à l’Université de Nice en 2005, sur le thème « Histoire et science-Fiction ». La thèse que j’y présentais était – et je la soutiens toujours – que ce qui définit essentiellement la SF c’est l’inscription des intrigues qu’elle invente dans l’Histoire de l’humanité, une Histoire imaginaire, bien sûr, mais en liaison avec l’Histoire réelle. Cette Histoire imaginaire, la SF la raconte presque toujours dans le futur, mais il arrive qu’elle le fasse dans le passé, et c’est ainsi que l’uchronie est une partie de la science-fiction. Cette inscription dans l’Histoire est à mon sens ce qui distingue la SF des autres registres de l’imaginaire, beaucoup plus que les aspects scientifiques. Une fois ceci posé, alors tout est possible, et la SF peut faire flèche de tout bois, et déployer toutes ses potentialités. Quant à l’uchronie, tout futur conjecturé est condamné, en toute probabilité, à ne pas se produire, donc à être, d’avance, de l’uchronie par anticipation, au moins quant au contenu car, car du point de vue de la logique littéraire, il n’en est rien.

Le second article s’interroge sur les raisons d’un phénomène très original, et que l’on retrouve rarement ailleurs, celle de l’existence autour de la science-fiction d’un milieu organisé, pérenne et refermé sur lui-même, le fandom, qu’il ne serait pas exagéré parfois de considérer comme une sorte de secte et qui, à mes yeux, tend parfois à brider les potentialités du domaine.

Dans la logique du premier de ces textes, je viens d’en finir un autre (Fiction, avril 2012) à partir de la novella de Ian M. Banks, L’état des arts, pour réfuter le fait que la SF soit un genre : le véritable genre le plus fréquemment mis en œuvre dans la SF est celui du roman d’aventures, mais on peut en trouver bien d’autres, et même évoquer, comme pour cette novella, une sorte de « littérature générale » de science-fiction. Je pose que la science-fiction transcende les genres, qu’elle les utilise, et critique donc, à son sujet, les théories de la « fusion » (Valery), aussi bien que la notion de transfiction (Berthelot). Quand on inscrit une intrigue dans cette Histoire imaginaire de l’humanité dont je parlais, c’est de la science-fiction, et alors tous les genres sont utilisables en son sein.


Bertrand Campeis : Tu te définis toi-même comme un écrivain épisodique et un lecteur boulimique : A-t-on une chance de te revoir écrire à nouveau des uchronies ? Que penses-tu du rapport actuel avec l’uchronie ? Y a-t-il des uchronies qui t’ont marqué ces derniers temps ? Es-tu d’accord avec moi pour considérer qu’à défaut de s’imposer comme un genre (ou sous-genre propre à la science-fiction) l’uchronie s’impose comme procédé littéraire afin de s’amuser avec le vaste champ des possibles ?

Je ne sais si on a une chance de me revoir écrire à nouveau des uchronies, je me demande même si j’ai une chance de me revoir un jour écrire tout court… J’ignore si l’uchronie va s’imposer comme sous-genre (pour moi, la SF n’étant pas un « genre », l’uchronie ne peut être un « sous-genre » !). Ce que je constate, en revanche, c’est qu’elle fleurit hors du fandom : beaucoup d’uchronies sont le fait d’écrivains situés hors du milieu de la SF, et paraissent chez des éditeurs dits « généralistes ». Je ne sais pas très bien pourquoi…

Le terme uchronie a été inventé par Charles Renouvier sur le modèle du mot « utopie », dont le « u » privatif implique un monde « sans lieu ». Il s’agirait ici, donc, d’un monde « sans temps ». Or, les uchronies sont très souvent précisément datées, et jouent évidemment avec le temps et la chronologie : cette construction sémantique n’est donc pas très satisfaisante à mes yeux, dans la mesure l’uchronie bâtit plutôt des « mondes d’un autre temps » ; un terme plus approprié serait donc « parachronie ». Les anglo-saxons utilisent d’ailleurs presque exclusivement l’expression « alternative history », histoire alternative, beaucoup plus exacte. Par ailleurs, l’utopie (comme sa soeur inversée la dystopie) se situe sur le plan de la normativité : un monde jugé meilleur (ou un monde jugé pire). Même si, parfois, elle en joue, l’uchronie ne se place généralement pas dans cette logique de jugement de valeur a priori : les alternatives qu’elles créent ne sont, souvent, ni meilleures, ni pires, elles sont simplement différentes.

Beaucoup d’uchronies partent explicitement d’une bifurcation, d’un Point De Divergence (PDD) clairement identifiés, à partir desquels elles imaginent une série de conséquences logiquement prévisibles. Dans la question : « que se serait-il passé si ? », le « si » est clairement mis en avant. Mais le PDD peut être flou, sinon même impossible à repérer… Dans ma nouvelle « Der des ders », les progrès du stockage et de l’utilisation de l’électricité ont permis un développement de cette forme d’énergie, particulièrement en France, ce qui explique la victoire tricolore rapide dans la première guerre mondiale ; mais je ne donne volontairement presque aucun détail sur les tenants et aboutissants et encore moins les raisons de ces progrès.

D’ailleurs, dans le cadre d’un PDD identifié, le jeu qui consiste à imaginer les conséquences d’un événement imaginaire pourrait se doubler d’un autre jeu, celui consistant à se retourner pour essayer d’imaginer cette fois-ci les causes du dit événement modifié, c’est-à-dire à remonter la chaîne causale au lieu de la descendre. Or remonter cette chaîne peut nous mener loin, au milieu d’un enchevêtrement de causes et de conséquences… C’est encore plus vrai si le PDD est flou. Mais de même que l’on peut considérer que chaque instant nous fait passer d’une science-fiction à la réalité, de même il joue le rôle d’un nouveau PDD .

Reste qu’on peut se demander si l’uchroniste est intéressé par le PDD ou par les conséquences à en tirer, et que c’est parfois déséquilibré… Emmanuel Carrère, dans son Détroit de Behring, consacre une grande partie de sa réflexion aux motivations des uchronistes, qui sont de fait extrêmement diverses, et pas toujours avouables… Refaire l’histoire, quelle tentation !

Bertrand Campeis : Tu t’occupes de la revue Fiction chez les moutons électriques, revue qui a vu paraître des nouvelles uchroniques (je mettrai la liste), comment se passe justement la sélection des dites nouvelles, leur traduction, as-tu des retours concrets sur ces nouvelles, Fiction prévoit-il d’en sortir d’autres pour cette année ?

Depuis sa fondation par les éditions Opta en 1953, et encore aujourd’hui sous l’égide des Moutons électriques, Fiction est l’édition française de la revue Fantasy & Science-fiction. C’est donc dans ce vivier de textes que notre comité de lecture va choisir une grande partie des nouvelles que nous publions, essentiellement donc d’auteurs étatsuniens. Mais nous avons eu l’occasion (et l’aurons encore, j’espère) d’afficher des auteurs venant d’Inde, d’Espagne, du Danemark, du Nigeria, d’Allemagne, d’Italie, etc. Nous publions également des auteurs de langue française. Dans tous les cas, les nouvelles sont choisies par le comité de lecture en fonction de leur intérêt intrinsèque, sans considération de leur statut : si un texte retenu est une uchronie, tant mieux, sinon, tant mieux également. Notre numéro 14, prévu pour avril, contient une très belle et très poignante uchronie, signée du regretté Jacques Boireau. Nous avons d’ailleurs en projet, dans la collection « Bibliothèque des miroirs », un volume d’essais sur le sujet. Mais je ne peux encore rien en dire d’autre…

Pour Fiction, il s’agit donc d’un travail collégial, et ma responsabilité n’est que de coordination et de planning du travail du comité, ainsi que de la relecture des traductions, en liaison avec ceux et celles qui les assurent. Nous avions quelques problèmes de ce côté-là, nous n’étions d’ailleurs pas les seuls, loin s’en faut. Ce travail n’a pas été inutile : je crois que la situation s’est progressivement améliorée en ce qui nous concerne. Mon travail est d’ailleurs aussi un travail d’homogénéisation, ce qui n’est pas simple.

Merci à Bertrand Campeis et Jean-Jacques Régnier ! 

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