Serenitas – Philippe Nicholson

Serenitas

De Philippe Nicholson

Carnets Nord / Montparnasse – 432 pages

Les fondus de SFFF adorent poser des étiquettes sur les genres, sous-genres et courants. On ne s’appesentira pas sur les causes (l’habitude du ghetto ? leur côté geek ?) mais on se bornera à constater que sur le RSFBlog on est aussi mono-maniaque que le reste du fandom sur le point de l’étiquette. Surtout quand on part en territoire inconnu – ou méconnu – comme ici quand on lit un thriller. Voila donc l’étiquette que j’apposerai sur Serenitas : thriller dystopique d’anticipation proche (ça lui fait une belle jambe, je sais mais ça claque non ?). Heureusement les romans ne se réduisent pas à leur étiquette. Allons donc voir ce que recouvre celle-ci.

Thriller d’abord. Un journaliste qui a du mal à s’adapter au management moderne (qui consiste plus à essorer qu’à manager d’ailleurs), à la décrépitude économique d’une France écrasée par sa dette, au cynisme des puissantes compagnies qui dominent et gouvernent le pays (et le monde accessoirement), se retrouve mêlé malgré lui à un attentat dans une pizzeria de Pigalle. Fjord Keeling – c’est son nom – cumule problèmes personnels et professionnels. Mal noté au boulot, il n’accèdera probablement jamais aux quartiers d’affaires où il fait bon vivre. Divorcé il est obligé de bosser  sous la coupe de son ex-femme journaliste au National comme lui mais dont la carrière, elle, progresse. Tentant vainement de ne pas s’éloigner de son fils et d’être un père à défaut d’en être un bon, il est anti-conformiste, paumé et solitaire – border-line ou très lucide selon le point de vue qu’on adopte – et le sait. Fjord a donc le profil idéal pour se retrouver dans les emmerdes jsuqu’au cou : attentats et guerre de gangs, trafic de drogue ou complots politiques à enjeux économiques mondiaux entre très grosses compagnies à l’appétit exacerbé qui se donnent les moyens de leurs ambitions et manipulations des masses. Liste non exhaustive.

Dystopique ensuite. La France s’est effondrée sous le poids de sa dette. En faillite, elle n’assure plus grand-chose : dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la sécurité, des transports, les services publics n’ont plus de service que le nom. Tout est au mieux rationné, au pire supprimé. Le secteur privé a pris le relais, pour ceux qui ont la chance de travailler. Les entreprises assurent à leurs salariés une couverture sociale, l’éducation des enfants, la sécurité des biens. Des quartiers privés, clos, voient le jour. Et les autres quartiers livrés à eux-même se retrouvent gangrenés par la violence, la drogue et deviennent le terrain d’une guérilla urbaine entre narco-gangs. Et bientôt ce sont des villes administrées par des compagnies privées qui voient le jour. Serenitas création de la Ijing Ltd en est le modèle ultime.

D’anticipation proche enfin. Tellement proche que les puristes diraient “Hé ! Ce n’est pas de la SF ça ” tiens. Tellement proche disais-je que c’est demain et aussi, déjà, un peu, aujourd’hui. Parce que la dette, la privatisation et le démentèlement des services publics pour les donner en pâture au privé, on est en plein de dedans.

Mais au final ce thriller dystopique d’anticipation proche c’est bien ou pas ? C’est bien. C’est très bien même. Sombre, pessimiste (sauf pour la fin qui laisse un espoir et ouvre la voie à une suite), bien équilibré entre divertissement et réflexion, suspens et dénonciation, Serenitas joue son rôle d’alerte même si le roman perd parfois en crédibilité dans son jusqu’au boutisme. Et, si la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent, ici Philippe Nicholson joue parfaitement son rôle.

Un extrait :
« Les systèmes politiques actuels ont montré leurs limites. C’est au tour des pays administrés par des clients-actionnaires de voir le jour. La nationalité va devenir un produit comme un autre. On peut choisir l’entreprise dans laquelle on travaille. On peut la choisir en fonction de ses valeurs, des avantages qu’elle propose à ses salariés, de sa stratégie de développement, de son risque de faillite, de la personnalité de son patron. De la même manière, on pourra bientôt choisir le pays dans lequel on veut vivre et la nationalité qui va avec.
Là où Li Wang ne voit qu’une logique marchande, Ted voit un renouveau politique majeur. Il apporte à la civilisation moderne le nouveau paradigme qui va la sauver de la déchéance à laquelle la destinent ses antiques systèmes démocratiques. »

Et celui-ci plus léger mais qui ravira tous les fondus de livres :
« Sur les étagères s’entassent pêle-mêle des livres rongés par l’humidité. Fjord en prend un au hasard. C’est un texte assez court d’un auteur américain du siècle précédent, Richard Brautigan. Le nom lui est familier ; son père avait dû lui en parler. Il feuillette quelques pages.
– C’est bien ?
– C’était très bien, oui. Maintenant, ça date un peu. Tu peux le garder.
De la main il montre les autres livres empilés.
– La plupart appartenaient à ton père. Je ne lui ai jamais rendus…
– C’est pour ça qu’il détestait te prêter ses bouquins.
Dalbert sourit.
– Je sais. Mais, c’était plus fort que moi. Je lui en piquais autant que je pouvais. Ça me tuait de voir tous ces livres étalés partou dans votre baraque. Ta mère aussi, d’ailleurs !
Fjord se souvient des engueulades quotidiennes à ce sujet quand il était enfant. Sa mère sortant son père de son bureau et lui montrant les nouveaux tas qui s’amoncelaient un peu partout.
– C’est quoi ça ? lui demandait-elle.
Voulant faire bonne figure, il en prenait un ou deux sous le bras pour les rapporter dans sa pièce. Le reste, il le laissait. Et sa mère oubliait. »

Cet article a 7 commentaires

  1. Lorhkan

    Tous les ingredients semblent être réunis pour en faire une bonne lecture !
    Je le note dans un coin…

  2. Lhisbei

    @ Lune : je savais qu’elle plairait celle-là @ Lorhkan : c’était une bonne lecture pour moi [Oui]

  3. Cachou

    Ah, ben contente de voir qu’il t’a autant plu qu’à moi. J’aimerais que ce livre fasse plus parler de lui que “Flashback” qui, d’une certaine manière, rentre dans la même catégorie (puisqu’il faut catégoriser ^_^). J’ai largement pris plus de plaisir à lire ce livre-ci (un vrai page-turner, dans le bon sens du terme, celui qui veut dire qu’on ne peut le lâcher, pas qu’il est préformaté).

  4. NicK

    Mmmm… Pas valable pour le challenge SSW III donc je passe !

  5. Philippe N

    @ Lhisbei : merci pour la critique ! je viens d’acheter Flashback et vais essayer de le lire en juillet. Vous dis derrière si je trouve qu’on boxe dans la même catégorie ou pas connais bien Simmons donc suis certain que ses descriptions de la société sont beaucoup plus abouties que les miennes. Serenitas faisait plus de 600 pages au début et j’ai pris le parti de le couper pour fluidifier la lecture. Ca a été une des difficultés du livre : arriver à associer rythme et description de l’univers. pour tout vous dire, s’il y a une suite je voudrais passer davantage de temps sur l’univers. A voir. @ cachou : oui, j’ai essayé de ne pas être trop directif dans les évocations. merci pour la remarque @ Lhisbei bis : la crise ne se cantonne pas à la France. et vous avez raison, ce n’est pas juste une crise de la dette. la dette est un problème, mais le vrai sujet c’est le transfert du pouvoir politique de l’Etat vers l’entreprise. La naissance des Etats Privés ne me semble pas être une hérésie. j’aime ce sujet et, pour aller dans votre sens, c’est un sujet international, c’est d’autant plus excitant. pour Serenitas, c’est voulu, j’ai voulu me concentrer sur Paris, parce que j’avais envie de décrire la ville. cela aurait plus difficile dans un univers global (mais plus réel, je vous l’accorde).

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