De Julia Von Lucadou
Actes Sud – 288 pages. Traduction de
Retour de chronique du Bifrost 100
Avec une confiance aveugle dans la technologie de leur combinaison Flysuit, des voltigeurs sautent des toits des gratte-ciel, enchaînent les figures acrobatiques avant de freiner leur chute au tout dernier moment pour de se poser sans encombre. Chaque saut devient un show orchestré au millimètre pour un public fasciné par ces athlètes dont la carrière médiatique, dans un monde ultra connecté, importe autant que la prestation physique. Riva Karnovsky, une de ces voltigeuses, parmi les plus célèbres et talentueuses, refuse soudain de sauter sans raison apparente. Hitomi Yoshida, jeune psychologue récemment embauchée par Psysolutions, est mandatée pour remettre Riva sur le droit chemin, lui faire reprendre l’entraînement et contenter ainsi ses sponsors. Cette dernière refusant tout contact, Hitomi use de moyens peu conformes à la déontologie de sa profession : pressions sur le petit ami de la star, surveillance constante après installation de caméras cachées, traçage de son téléphone, analyses de toutes les données disponibles, y compris son journal intime effacé du serveur, manipulation. Tout est justifié par la nécessité de « réactiver un potentiel perdu ». Hitomi, elle-même sous surveillance constante, a l’obligation de tout consigner dans des rapports, commentés en temps réel par son superviseur, Hugo Master. Son sommeil, ses activités sportives, ses séances de médiation sont enregistrées. Dans ce système ultra libéral axé sur la performance et la responsabilité individuelle, le traitement des données sans éthique au service de concepts nébuleux masqués par des anglicismes en vogue chez les managers modernes —coaching, mindfulness, feedback, digital cleanse, etc. – l’auto-contrôle prévaut. Le culte de la performance amène chacun à s’autoévaluer et à réajuster son comportement en fonction d’objectifs à atteindre qui sont autant de normes sociales. La moindre baisse de régime et le moindre échec peuvent être sanctionnés – en toute bienveillance – par une « relocalisation », pour ne pas dire un exil sans retour dans les Périphéries, ces banlieues sales, pauvres et « hors réseau » adossées à une mégalopole étincelante, entièrement verrouillée et réservée à l’élite.
La narration adopte le point de vue d’Hitomi, qu’on voit se faire broyer par un système méritocratique biaisé alors même qu’elle a, en bonne élève, une foi absolue dans les règles intenables qu’il édicte. Dans cette société artificielle où les émotions, les relations, les sentiments doivent rester sous contrôle, Hitomi, par ses ajustements constants aux exigences qui lui sont faites, semble avoir perdu les fondements de sa personnalité. Riva, perçue comme dépressive et inadaptée, montre en fait le chemin de la liberté. Cette dystopie effraie par sa proximité avec notre société contemporaine concurrentielle, mais aussi parce que personne ne s’y rebelle vraiment, puisque chacun est persuadé de pouvoir réussir. L’écriture souvent froide et distanciée se révèle efficace. Avec Sauter des gratte-ciel, récipiendaire du Prix Suisse de Littérature, Julia von Lucadou signe un premier roman maîtrisé qui, à défaut de révolutionner le genre, porte un regard lucide sur les travers de nos sociétés 2.0.
Citation
— Ça ne te rend pas furieuse qu’on ne puisse rien décider nous-mêmes ? avait-elle dit.
— Ils essaient seulement de révéler notre potentiel et de l’encourager. Tu peux toujours dire non.
— Tu connais quelqu’un qui a dit non ?
— Mais ils ne t’obligent à rien.
Le chemisier d’Andorra avait pris la poussière du béton. Je lui avais tapé dans le dos pour ôter la saleté.
— Ils nous montrent juste la meilleure version possible de nous-mêmes, avais-je dit.
— Tu crois vraiment ?
Pour aller plus loin
- Lire les avis de Chut Maman lit, Fantastinet, Just A Word.
Celui-ci me tente bien, je note le cote non révolutionnaire mais la thématique m’intéresse. Peut être un jour !
Voilà : pas révolutionnaire mais assez bien fait.
J’en avais déjà une bonne impression – dès le titre, j’avoue, je suis facilement manipulable – tu confirmes qu’il faudra que je le lise.
Je pense qu’il pourrait te plaire, oui.
Je l’avais repéré en librairie (comme un peu tous les Exofictions, une collection que j’aime beaucoup). Tu confirmes mon intérêt, merci !
Une collection très éclectique ! Si tu le lis, que ta lecture soit plaisante (enfin autant qu’une dystopie puisse l’être 😉 )
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