De Lidia Yuknavitch
Denoël, collection Denoël & d’ailleurs – 336 pages. Traduction de Simon Kroeger.
Retour de chronique du Bifrost 92
2049. Dans ce futur proche, la Terre que nous connaissons a disparu, mutilée par une suite de « géocataclysmes » et de guerres interminables. Les plus riches, les privilégiés, se sont réfugiés dans une station spatiale en orbite autour de la planète, le CIEL. Emmenés par Jean de Men, un dictateur se piquant de poésie, ils y survivent difficilement tout en continuant à piller le peu de ressources d’une Terre exsangue. Devenus albinos et totalement imberbes, ils ont perdu leur organes génitaux. Stériles, incapa-bles de se reproduire, ils doivent néanmoins mourir le jour de leurs cinquante ans. L’anniversaire fatidique de Christine Pizan approche. Sur sa peau translucide, elle « griphe » l’histoire de Jeanne la rebelle, prétendument morte sur le bûcher pour s’être opposée au tyran de Men. Elle espère que l’évocation de Jeanne — un interdit qu’elle transgresse — éveillera les consciences.
Le Roman de Jeanne se déroule en trois parties. La première se centre sur la révolte de Christine Pisan et Trinculo, artiste subversif, qui tentent de s’aimer au-delà de la matérialité du corps et de créer dans un monde clos, stérile et concentrationnaire. Le deuxième nous conduit sur une Terre devenue cimetière et poussière, sur les pas de Jeanne et de Léonie, survivantes en mouvement permanent. La troisième dépeint l’inévitable confron-tation et met au jour les plus viles exactions du despote de Men. Lidia Yuknavitch revisite la figure de Jeanne d’Arc sous les traits d’une enfant soldat, touchée non pas par la voix de Dieu, mais par celle de l’univers. Une lumière intense, une chanson, et voilà Jeanne dotée de pouvoir immenses. Elle rejoue aussi la querelle littéraire, sur fond de phallocratie, de Christine de Pizan, contemporaine de Jeanne d’Arc et première femme de lettres à vivre de sa plume, et Jean de Meung, connu pour avoir donnée une suite, acide et satirique, au Roman de la Rose.
Roman érudit et engagé, Le Roman de Jeanne met en scène une multitude de combats, âpres, durs, où les mots sont autant d’armes et les corps autant de lames tranchantes. Scarifications, meurtres, torture inspirée des supplices moyenâgeux, odeur de chair brûlée, goût métallique du sang… Lidia Yuknavitch n’épargne ni la violence, ni la brutalité à ses lecteurs. Et son écriture, crue, abrupte, révoltée, suit la colère, la haine, l’amour et la destruction (bravo au traducteur). Christine s’exprime de manière littéraire, contrairement à Jeanne, plus directe et rude. Jean de Men incarne la classe des puissants usant des armes économiques, idéologiques, linguistiques, qui lui permettent une ascension des plus obscènes. En ôtant le corps, le sexe et le genre de l’équation, en plongeant ses personnages dans un monde post-apocalyptique où l’avenir ne fait plus sens, où le présent les cantonne à la survie, l’autrice questionne la nature profonde de l’être humain. Que reste-t-il à ce dernier ? Le désir, l’amour, la haine, l’art ? Complexe, foisonnant, radical et sans concession — et par conséquent à lire absolument.
- Lire les avis de Gromovar, Tigger Lilly, Lune, Lorhkan, Just A Word, Nyctalopes, la Yozone.
Pur roman. Je crois me rappeler que ta chronique n’avait pas été pour rien dans ma décision de m’emparer de cette lecture.
Un roman qui divise, un peu comme le Hurley. Un bon choix de lecture en somme 🙂
Je l’ai beaucoup apprécié aussi. Seul regret, ne pas avoir lu le Roman de la rose et autres références du livre.
Oui, mais on ne peut pas tout lire (malheureusement) 😉
Je suis passé à côté, et dans le même temps je suis complètement d’accord avec ce “complexe, foisonnant, radical et sans concession”, c’est dire la puissance qui peut s’en dégager.
Oui, le roman ne parle pas à tout le monde de la même façon (signe qu’il propose quelque chose de vraiment différent) 🙂
De Men ça me fait penser à Le Pen enfin nous c’est plutôt la nièce qu’on risque de se taper…
Je m’arrête à la mention “A lire absolument” et ta conclusion, ça m’intrigue pas mal
Heureusement, il n’y a pas de lien volontaire entre De Men et Le Pen (par contre il y a des ressemblances de fonctionnement tyrannique, je suis prête à parier, mais pas à le vivre). Bonne lecture 🙂