Le Cœur des Nagas
L’Oiseau qui boit des larmes T1
De Lee Young-do
Hachette collection Le Rayon Imaginaire – 528 pages. Traduction de Marion Gilbert
Vendu à plus d’un million d’exemplaires en Asie, L’Oiseau qui boit des larmes est considéré comme l’un des textes fondateurs de la fantasy coréenne contemporaine. Paru initialement en 2003, le cycle compte quatre volumes, chacun centré sur une race mythique : les Nagas, les Rekkons, les Tokkebis et les Hommes et qui seront publiés à raison d’un titre par an.
Le mot de l’auteur
« Je suis une personne qui lit, réfléchit et écrit en Corée du Sud.
Tout intellectuel coréen comprendrait immédiatement le sens de cette introduction, mais comme cela peut sembler étrange en France, il me semble intéressant de vous en expliquer l’histoire. En Corée, il existe une expression appelée 삼다 (samda). “삼” signifie trois et “다” signifie beaucoup ; ensemble, 삼다 signifie que, pour bien écrire, il faut beaucoup lire, beaucoup écrire et beaucoup réfléchir.
Ce conseil sur l’écriture peut aussi s’appliquer à la vie.
Je vous souhaite de vivre beaucoup d’expériences, de beaucoup réfléchir, de beaucoup vous exprimer… et de passer de très bons moments. »
Lee Young-do
Une quête et un voyage
Le monde imaginé par Lee Young-do est séparé par la Ligne, frontière invisible entre le Sud et le Nord. Au Sud vivent les Nagas, peuple reptilien, matriarcal et silencieux, qui renonce à son cœur pour atteindre l’immortalité. Au Nord s’étendent les royaumes des Rekkons (hommes-oiseaux géants), des Tokkebis (êtres farceurs et magiciens du feu) et des Hommes, plus divisés que jamais.
Lorsque le Grand Temple d’Haïnsha orchestre secrètement le transport d’un Naga immortel vers le Nord, il réunit pour l’escorter un trio improbable :
- Un Éclaireur : Keïgon Draka, un humain chasseur et mangeur de Nagas ;
- Un Destructeur : Tinahane, un Rekkon haut de trois mètres et dont la lance en mesure sept
- Un Sorcier : Pihyong Srabul, un Tokkebi philosophe, pacifiste et enjoué.
Mais Hwarit, le Naga qu’ils devaient protéger, est assassiné avant d’avoir pu sortir de la cité. Avant de mourir, il confie sa mission à son ami Ryun Pei, jeune Naga qui a refusé l’extraction de son cœur. Accusé du meurtre, Ryun devient la cible de sa propre sœur, Samo Pei, nommée exécutrice et investie d’une épée magique – la shktol – qu’elle ne pourra éteindre qu’après l’avoir tué. Pourchassé, Ryun rejoint ses trois compagnons pour une traversée périlleuse des territoires interdits.
Un univers singulier
L’univers imaginé par Lee Young-do ne cherche pas à reproduire la fantasy occidentale : il en épouse certains codes pour mieux les transformer.
La quête menée par un petit groupe, un héros choisi destiné à sauver le monde, un voyage initiatique, la présence de races différentes et d’artefacts magiques, de prophéties ou d’épées légendaires – autant de motifs familiers qui se chargent ici d’une dimension métaphysique et philosophique nourrie de mythes et de symboles et propres à la Corée.
La mission d’escorte devient une méditation sur la foi, la mort et la liberté.Les personnages ne sont ni élus ni porteurs d’un destin prophétique, ni même les champions de leur peuple : ils sont faillibles et souvent marginalisés. Les Nagas, Rekkons et Tokkebis incarnent une vision du vivant profondément différente et la perception du monde est fondée sur l’interdépendance des êtres. La spiritualité et la biologie des espèces sont étroitement liées. Chaque peuple possède une physiologie, un langage et une organisation sociale propres, répondant à des logiques internes directement liées à leur environnement. Ainsi les Nagas au sang froid ont besoin de chaleur pour vivre et leurs velléités expansionnistes trouvent bientôt une limite physique et tangible.
La nature n’est pas un décor. Forêts gigantesques, lions noirs, grands tigres blancs, dragons qui viennent au monde dans des fleurs, poissons célestes colossaux abritant des ruines de cités disparues, participent autant à l’équilibre du monde que les dieux et les déesses invisibles.
Ainsi, Le Cœur des Nagas combine la dimension universelle de la quête et la singularité culturelle d’une cosmologie coréenne. Lee Young-do ne cherche pas à adapter la fantasy à sa culture : il propose une autre manière de penser le merveilleux, où la foi, la mort et la métamorphose appartiennent à un même cycle vivant et où le merveilleux devient une forme de philosophie. Son roman ne met pas en scène la lutte traditionnelle entre le bien et le mal — le mal, ici, n’est pas encore identifié —, mais interroge plutôt l’interdépendance des êtres et la place de la chacun dans l’ordre du monde.
Le prix du coeur
Le premier tome dévoile une civilisation naga, à la fois fascinante et terrifiante, fondée sur un paradoxe politique et religieux. Officiellement matriarcale — les femmes dirigent les clans et les hommes nagas sont cantonnés à la reproduction et traités comme des instruments biologiques – cette société repose pourtant sur une illusion de pouvoir..
Le pouvoir réel appartient aux prêtres hommes du Grand Temple d’Haïnsha, seuls habilités à extraire les cœurs et à les conserver dans la Tour du Cœur.
Ils détiennent littéralement la vie de tous puisqu’il suffit de broyer un cœur pour tuer son propriétaire. Ce que les nagas ne savent pas.
Sous les apparences d’un ordre apaisé dominé par les femmes, l’auteur met en scène la reproduction d’un système de domination invisible, insidieux et total : la hiérarchie religieuse masculine garde le pouvoir ultime, celui de la vie et de la mort.
Entre mythologie et ethnographie
Le voyage structure la narration du roman et sert à la fois de moteur dramatique et de cadre d’exploration culturelle. Il permet la découverte de l’autre : les croyances, cultures et visions du monde se rencontrent. L’intrigue alterne séquences d’action et passages descriptifs ou réflexifs. Cette alternance installe un rythme volontairement mesuré, qui privilégie la compréhension du monde et de ses logiques internes à la progression de l’intrigue. Le récit combine un registre épique, hérité de la tradition de la quête, et un registre contemplatif, centré sur la réflexion.
L’écriture accorde une place importante aux détails concrets : noms, structures sociales, institutions religieuses, langues et systèmes symboliques sont précisément décrits. Elle laisse la place à la poésie, nourrie par l’attention portée à la faune, la flore et aux créatures hybrides. S’y ajoute un l’humour de situation, discret mais récurrent, qui introduit une légèreté bienvenue.
Cette double approche — descriptive et imagée — donne au texte une texture dense et singulière, à mi-chemin entre la chronique ethnographique et le récit mythologique.
Entre fresque spirituelle et épopée tragique, ce premier tome m’a séduit par la richesse de son univers et la poésie de son écriture, très bien rendue par Marion Gilbert. On referme le livre avec l’envie pressante de connaître la suite… Vivement octobre 2026.
Un extrait
Dialogue entre Pihyong, philosophe, et Keïgon :
« Je voulais vous remercier de nous avoir guidés jusqu’ici sains et saufs. Vous avez beaucoup enduré pour nous.
– Pas du tout.
– Je vous observe depuis trois mois, les connaissances que vous avez acquises en chassant les Nagas dépassent l’entendement. Finalement, celui qui en sait le plus sur les moutons, ce n’est pas le berger mais le loup.
– Le mouton tiendra sans doute les connaissances de son berger en plus haute estime.
– Et le loup cherche moins à voir ses connaissances appréciées, qu’à les mettre en pratique, j’imagine.
– Tout à fait. »
De la différence entre savoir et comprendre, connaissance et compréhension :
[Que sais-tu de la destruction des coeurs ?]
[J’en sais assez.]
[Non, tu ne sais rien. Il y a une différence entre savoir quelque chose et en connaître la signification. Comme l’a deviné Karindol Makerou, c’est un instrument de pouvoir hautement dangereux. Si dangereux que nous le gardons secret le plus possible.].
Pour aller plus loin
- Lire les avis de (à venir)


Je suis bien incapable de savoir si ça me plaira ou non mais vu ce que tu en dis et le côté atypique de l’ensemble, ça donne envie de s’y essayer.
Y’a une petite conclusion interne à ce tome ? Tu penses qu’on reprendra dans la continuité directe au tome 2 ou ça pourrait être des tomes semi-indépendants ?
Au départ c’est une série.
Et ce tome 1 s’arrête sans aucune conclusion interne : une étape est à peine franchie (pas en totalité en fait) et un péril nouveau (et inconnu dans le sens où rien dans ce qui précède ne permet de l’identifier) se fait jour. Donc oui, continuité et des tomes que je pressens « absolument pas lisible sans commencer par le début » 😉
J’ai sensiblement le même avis ! 🙂
Chouette 🙂 Je ferai un lien vers la chronique sur Elbakin 🙂