De Guillaume Chamanadjian
Aux Forges de Vulcain éditions – 448 pages
Johann von Capriccio est étudiant en obstétrique et en ciroplastie – l’art du modelage anatomique en cire, à la croisée de la médecine et de l’esthétique. Il poursuit ses études à l’université de Schattengau, une ville fondée par le savant-astrologue Mirabile, haut lieu du savoir et de la science. Ses rues sont ornées de statues de pierre aux formes étranges, les « grotesques », témoins silencieux d’un passé énigmatique.
Un jour, Johann est convoqué par Catherine von Grunewald, épouse du margrave, pour examiner son fils caché. L’enfant n’a rien d’ordinaire : il porte des cornes, des sabots et une queue de bouc – traits caractéristiques d’un faune. Cette découverte bouleverse Johann et l’entraîne dans une quête vertigineuse sur l’origine de Schattengau.
Il s’allie alors à Sophia, une mercenaire, et Renata, héritière de Mirabile et dame de compagnie à la cour. Ensemble, ils cherchent à percer les mystères de la ville et de ses sculptures inquiétantes, tout en naviguant dans un contexte politique instable. Car si Schattengau semble isolée du monde, elle n’échappe pas aux soubresauts de l’époque : l’armée napoléonienne approche, et avec elle, une menace grandissante.
Entre fiction et réalité
Au cœur du roman, la ciroplastie incarne le dialogue entre l’art et la science. En modelant des reproductions anatomiques en cire, Johann oscille entre rigueur scientifique et sensibilité artistique. Cette dualité traverse toute l’histoire : les statues grotesques sont-elles de simples œuvres d’art ou renferment-elles un mystère plus profond ? La ville elle-même semble osciller entre rationalité et enchantement, comme un pont entre ces deux univers. Elle semble floue, insaisissable et n’apparaît sur aucune carte.
Le roman interroge la manière dont la fiction façonne notre perception du réel et du monde. L’histoire et la mémoire collective se construisent sur des récits, et un mystérieux ouvrage semble détenir la clé du passé et la vérité sur Schattengau.
Une construction ingénieuse
Une Valse pour les Grotesques est un roman construit avec une intelligence remarquable. Chaque révélation en entraîne une autre, enfouie plus profondément, comme des poupées russes se découvrant peu à peu. L’intrigue joue avec les attentes du lecteur, multipliant les niveaux de lecture et tissant un récit où chaque détail prend sens au fil des pages.
Le roman évoque une valse : une danse littéraire rythmée, harmonieuse, où chaque mouvement, chaque pas dévoile un pan nouveau de l’intrigue. L’écriture de Guillaume Chamanadjian insuffle vie à un univers riche et évocateur. La ville de Schattengau, véritable personnage à part entière, est façonnée par une prose immersive, entre descriptions minutieuses et atmosphère onirique.
Une Valse pour les Grotesques conjugue aventure, science, art et politique, dans une ambiance oscillant entre XIXe siècle historique et uchronie fantasmée. En jouant avec les codes du récit et en interrogeant la nature même de la fiction, il offre une réflexion sur la création et la mémoire. Un coup de cœur pour moi.
Deux extraits
Johann se passa les deux mains dans les cheveux avant de reprendre :
« Ce que j’essaie de dire, de comprendre, c’est que la plupart de ces prophéties sont justes, sauf celles qui ont un rapport avec la royauté en France, ou l’empire ici, ces trente dernières années. Autre point intéressant : à aucun moment dans ce texte il n’est fait mention de Schattengau. Pourtant ces prédictions, ou ces chroniques, si vous préférez, ont été rédigées par Mirabile, fondateur de la cité et de l’université. »
Il se mordit les lèvres.
« En un mot, elles décrivent une sorte d’Europe fictionnelle. Dans cette Europe inventée, la royauté serait tombée en France à la suite d’une révolution en 1789. Le général Bonaparte se serait fait proclamer empereur des Français quelques années après. Il aurait par la suite défait le Saint Empire romain germanique. Dans cette Europe fictionnelle, Schattengau n’existerait même pas.
– C’est absurde, dit Sofia. Pourquoi écrire une telle chose ? »
Et surtout, pourquoi un texte de fiction méritait-il qu’on tue son père afin d’en préserver le secret ?
Heureusement que son histoire allait sur sa fin, car elle craignait de revenir à l’état de bête si elle vivait trop longtemps sous cette forme. Privée de son humanité.
Mais surtout, il y avait un autre effet secondaire à ce nouveau sens qui l’obligeait à tout analyser. Elle voyait le palais sous un jour nouveau. Les richesses amassées sur le dos de la population de Schattengau ; le pouvoir du margrave sur les autres qui s’autojustifiait depuis des siècles, sans raison objective ; l’orgueil des Grunewald, que Mirabile avait exploité pour bâtir sa fiction, mais qui rongeait pourtant l’utopie depuis son origine, jusqu’à la faire s’effondrer.
Comment avait-elle pu servir ce conte effroyable sans le remettre en question ? Par habitude, précisément. Mais justement, les habitudes lui pesaient. Elle se rendait compte que le discours qu’elle avait tenu, quelques minutes auparavant, sur la vanité des Grunewald, elle l’avait plus prononcé pour elle-même que pour Johann. Quelque part, tout au fond d’elle-même, elle était rassurée de la disparition de Schattengau. Cette folie avait déjà duré cinq siècles.
Pour aller plus loin
- Lire les avis de : Le Nocher des livres, Au Pays des Cave Trolls, Le Bibliocosme.
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Extrait: Le roman interroge la manière dont la fiction façonne notre perception du réel et du monde.
À mon avis, toutes les civilisations, aussi anciennes soient-elle, fonctionneront avec des allez-retours entre le rêve et la vie éveillée, ce qui impliquera l’existence d’influences réciproques qui seront les énergies du moteur faisant avancer la vie.