De Catherine Dufour
Fayard – 300 pages (lu en numérique)
Ada Lovelace, de son nom complet Augusta Ada King, comtesse de Lovelace, est la fille du poète et très débauché Lord Byron et de son épouse Annabella Milbanke, surnommée la princesse des parallélogrammes. Elle est née le 10 décembre 1815 à Londres et morte à la campagne le 27 novembre 1852 à l’âge de 36 ans. Cent ans avant la naissance de l’informatique, elle a pensé le le premier programme informatique. Ada Lovelace est donc la première programmeuse et ce, avant même la naissance de l’ordinateur.
Programmeuse à l’époque victorienne ?
Codeuse, c’est un peu la hype à notre époque, mais en septembre 1843, date de publication de son premier article scientifique, c’est beaucoup moins en vogue. Ada fait partie de l’aristocratie, elle n’a donc pas à travailler pour survivre comme les classes les plus pauvres de l’époque, mais elle ne dispose pas pour autant de la jouissance de ses biens. Les femmes de l’époque passaient de la tutelle d’un père à celle d’un mari. Ses biens suivaient le même chemin. En outre, comme elle est une femme, l’accès à l’éducation reste très encadré et les ressources ressources limitées : les portes des bibliothèques universitaires restent fermées par exemple. L’éducation, pour une fille, doit être convenable et permettre à une Lady de faire son entrée dans le monde, d’épouser un de ses pairs (Ada épousera William King, premier comte de Lovelace), de lui faire des enfants (ils en auront trois) et de tenir salon en évitant toute sensation forte ou coup d’éclat sans dépérir d’ennui. Les mathématiques, dont elle s’entiche, sont considérés comme un passe-temps inoffensif et un bon dérivatif à des pensées plus inconvenantes (faire des maths couperait la libido…). C’est aussi parce qu’elle est une femme à une époque où la femme ne compte que pour son utérus (de ses capacités reproductrices à son aptitude à se balader dans le corps et causer l’hystérie) qu’elle manque de se faire piquer son travail par Babbage. Elle signe son article – et encore, uniquement de ses initiales – que de justesse et après avoir bataillé ferme avec ce dernier (et aussi un peu avec son mari). Elle échappe ainsi à l’effet Matilda, même si les biographes ont très longtemps sous-estimé l’ampleur de ses travaux. Ada est une jeune fille intelligente, trop pour son époque et éprise de liberté. Devinez quoi ? La société victorienne, confite dans le sexisme, lui coupe en permanence les ailes, bien aidée par une mère maltraitante et un père débauché.
Programmeuse sans ordinateur ?
Difficile de concevoir qu’on puisse programmer sans ordinateur. Pourtant Ada l’a fait. Elle a conçu le premier algorithme informatique, le premier programme avec une boucle d’instruction. Comment en arrive-t-elle là ? A 25 ans, elle se met aux mathématiques. Elle est déjà mariée, a trois enfants et une vie mondaine intense. Elle étudie les mathématiques depuis trois ans. Dans un salon, elle croise Charles Babbage qui vient de mettre au point un énorme calculateur automatique : une machine destinée à recalculer les tables algorithmiques sans erreurs. Pour ses pairs, c’est une excentricité. Mais Ada perçoit rapidement les possibilités de cette invention : et si cette machine pouvait manier des concepts et des données plutôt que des chiffres ? Dans sa “note G”, elle invente les notions de variables et de boucles et élabore le concept de sous-programme (c’est-à-dire “une suite d’instructions qui exécute une tâche spécifique, et qui peut être reprise par un programme plus vaste”). Elle imaginer une bibliothèque de sous-programmes que les programmeurs appelleront plus tard “bibliothèque logicielle”. C’est le moment de rappeler que l’ordinateur n’a pas encore été inventé ? Babbage poursuit le projet de construire une machine plus élaborée (le moteur à différence) qui ne verra jamais le jour. Pendant longtemps, le travail d’Ada est minimisé [euphémisme] et attribué à Charles Babbage
L’héritage d’Ada…
A la fin des années 30, Howard Aiken s’inspire de la machine de Babbage pour concevoir le Mark I, première calculatrice à programme contrôlé. Longue de seize mètres elle pèse cinq tonnes. En 1950, Alan Turing, mathématicien anglais qui a craqué le code des nazis, s’inspire des travaux d’Ada et baptise un de ses arguments scientifiques L’objection de Lady Lovelace. Le Mark I est programmé par Grace Hopper, informaticienne et amirale de l’armée américaine. Cette dernière invente, en 1959, le langage Cobol, premier langage multi-plateforme, en 1959. A l’époque, les programmeurs sont majoritairement des programmeuses. Grace Hopper dit, au sujet d’Ada : “C’est elle qui a écrit la première boucle. Je ne l’oublierai jamais. Aucun de nous ne l’oubliera jamais”. En 1979, Jack Cooper, informaticien attaché à l’US Navy suggère de baptiser un nouveau langage informatique du nom de Ada. Ce dernier est toujours utilisé par l’armée américaine, ainsi que dans les systèmes embarqués dans l’automobile, les transports ferroviaires, l’aéronautique et le spatial. Les informaticiens et informaticiennes savent ce qu’ils doivent à Ada Lovelace. La (re)connaissance du grand public sera plus tardive, mais saluons au passage la parution, en 1990, du roman steampunk de William Gibson et Bruce Sterling, La Machine à différences. L’informatique n’a pas un père fondateur, mais une mère fondatrice.
Ada vue par Catherine Dufour
Avec Ada ou la beauté des nombres, Catherine Dufour signe ici la première biographie en français de Ada Lovelace. Et quelle biographie ! Elle replace Ada , qu’on a parfois décrit comme folle, une maladie fréquente chez les dames quand elles se battent contre des normes oppressives ou veulent simplement vivre leur vie comme elles l’entendent, dans son époque tout en mettant en lumière son inventivité, son génie et sa pugnacité – elle survit à un père qui abandonne et ruine sa famille, à une mère abusive et à un mari qui la maltraite psychologiquement et physiquement. L’autrice en profite pour rappeler la place des femmes dans les sciences (comme Mary Somerville) ou l’informatique. Et sa plume manie ironie et truculence. Drôle, piquant et limpide. Une lecture incontournable.
Un extrait
Dès ses huit ans, en 1824 – l’année où son père meurt –, elle est accablée de migraines. Sa santé s’améliore quand sa mère l’emmène faire, pendant un ou deux ans, un grand tour d’Europe. À douze ans, Ada semble en forme : elle se passionne pour la mécanique, essaye de construire des ailes articulées, dissèque des corbeaux morts, rédige un « livre de Flyology » et rêve d’avions à vapeur. Elle lit tout ce qu’on lui met sous la main avec voracité. « Elle a appris toute seule une partie de la Géométrie de Paisley, qu’elle a particulièrement aimée », raconte fièrement Annabella. Pour ses treize ans, sa santé se dégrade à nouveau : rougeole. Elle reste sur le flanc pendant deux ans – encéphalopathie, a priori. La diète sévère et l’immobilité complète auxquelles on la contraint ne l’aident pas à se rétablir rapidement. De ce moment, Ada devient valétudinaire. Outre la gastrite, elle souffrira toute sa vie d’asthme, de troubles de l’équilibre et de dépression, avec des crises d’angoisse – des sensations de mort imminente, notamment, qu’elle compare à des crises cardiaques. Aux saignées et aux potions s’ajoutent alors des prescriptions d’alcool, d’opium et, enfin, de morphine. Rien d’étonnant dans ces ordonnances, et certainement pas l’opium, vendu dilué dans du vin sous le nom de laudanum. Tout le monde en prend. La consommation ne fera que croître en Angleterre pendant le XIXe siècle, dans toutes les classes et à absolument tous les âges – le fameux sirop pédiatrique L’Ami de maman prescrit cinq gouttes pour les nourrissons de cinq jours, vingt-cinq gouttes dès cinq ans. Si vous vous demandiez comment les Anglaises et les Anglais réussissent à traverser ce long tunnel d’oppression qu’est l’ère victorienne, maintenant, vous savez : toute la population est droguée jusqu’aux yeux. Ada, elle, trouve que l’opium la rend délicieusement philosophe, et la soulage de toutes ses envies, ainsi que de toutes ses angoisses. Elle cerne en peu de mots son problème, l’inaction et l’absence de perspectives imposées par un contrôle social dément. Fatalement, à tous ses ennuis de santé s’ajoutent bientôt les effets débilitants de la drogue, puis les symptômes du manque. L’ensemble du tableau clinique a, bien sûr, fait l’objet de diagnostics compliqués et incertains. On a parlé d’une porphyrie héréditaire, tombée du haut d’une ascendance royale fantasmatique. Il me fait surtout penser à une somatisation de mammouth : la fameuse hystérie, qui accable tant de ces femmes sous contrainte au XIXe siècle, et dont Charcot puis Freud font leurs délices. Pour ces hommes-là, tout vient de l’utérus. Et je ne résiste pas à l’envie de parler de la ravissante étude menée par la biographe moderne Dorothy Stein dans l’appendice de sa biographie d’Ada, Ada Byron : la comète et le génie (traduction étrange de Ada Byron, a Life and a Legacy,publiée en 1985) sur « la théorie de l’utérus migrateur », alors en vogue. Dit aussi « utérus sauteur », cet organe facétieux est réputé « doué d’une vie propre ». Bondissant d’un bord à l’autre de la cage thoracique, il y crée toutes sortes de désordre : engorgement des poumons, crise de foie, mal de dos, il piétine tout sur son passage. Il lui arrive même de remonter plus haut, embarrassant la gorge ou les yeux. Il importe donc de le remettre en place, soit en faisant du cheval (qu’allez-vous supposer là ? Simplement, le mouvement du cheval est réputé faire retomber l’utérus dans son emplacement naturel), soit en l’attirant vers une extrémité grâce à de bonnes odeurs, et en le repoussant de l’autre extrémité à l’aide de mauvaises. Maintenant que vous avez visualisé toutes ces ladies, un bouquet de violettes dans la cramouille, en train de sucer des crottes de lapin, notez que tout ceci est rigoureusement sic, et reprenons notre route au côté d’Ada.
Enjoy !
- De Catherine Dufour sur le RSF Blog : Le Goût de l’immortalité
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Très intéressante chronique !
Ca à l’air trop bien comme lecture.Par chance il vient d’arriver dans ma PAL XD
Merci. Oui c’est hyper intéressant. Il n’y a pas de bavardages inutiles, pas un mot superflu. Tout est information.
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J’ai beaucoup aimé apprendre plein de truc autant sur l’existence de cette femme que sur la société de l’époque en général et retrouver la plume et l’humour de Catherine Dufour est toujours un plaisir même si ce n’est que le deuxième roman que je lis ce ne sera pas le dernier
Oui, il faut lire Catherine Dufour 🙂
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Je crois que Catherine Dufour avait déjà parlé d’elle dans son guide des métiers pour les filles qui ne veulent pas devenir princesses. Elle a l’air super chouette cette biographie, faudra que je me penche dessus un jour ^^.
Possible. Je n’ai pas lu son guide. Elle est vraiment excellente cette biographie oui 🙂
Un jour, je liras cette biographie qui m’a l’air indispensable.
Oui. Je suis sûre que ton parcours te mettra cette bio sur ton chemin 🙂
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