Un Pays de fantômes – Margaret Killjoy

Un Pays de fantômes

De Margaret Killjoy

Argyll – 208 pages. Traduction de Mathieu Prioux.

De l’anarchie ?

L’anarchie, dans le langage courant, est souvent utilisé comme synonyme de chaos (voire de bordel) et, si le mot sort de la bouche d’un politicien, de fin du monde civilisé, d’apocalypse sociétale menée par des révolutionnaires ou, pire pour eux, par des punks à chien. Un mot brandi tel un épouvantail pour que l’ordre se maintienne en l’état  et sans vague. Mais pourquoi donc ?  Le terme anarchie vient du grec anarkhia composé de an qui veut dire sans et arkhê qui signifie commandement (au sens de “autorité”). En politique, l’anarchie serait donc une forme de gouvernement sans pouvoir, sans hiérarchie, sans chef. L’anarchie n’est pas le chaos. L’absence d’autorité, ou d’un pouvoir centralisé, n’entraîne pas fatalement le désordre et la pagaille pour le peu qu’on s’organise (par contre pour nos gouvernants, ça sent le roussi et c’est effectivement la fin de leur monde connu). Les anarchistes font le pari de l’intelligence collective et ont foi en l’être humain et à sa capacité à mettre en oeuvre des mécanismes de régulation collective au profit de tous. Une utopie ? Pas pour Margaret Killjoy, femme transgenre, anarchiste, féministe, anti-fasciste et artiste multifacette (autrice, compositrice, chanteuse…) qui pense, à raison, “que la société se porterait mieux sans les systèmes de hiérarchie et d’oppression tels que l’État, le capitalisme, la suprématie blanche, le patriarcat, etc.” (cf. son site web). Et avec Un Pays de fantômes, elle nous propose de découvrir ce que l’anarchie recouvre vraiment.

Des anarchies ?

Margaret Killjoy choisit donc un personnage naïf pour arpenter les terres de l’anarchisme avec Dimos Horacki, journaliste à la Gazette de Borol fraichement rétrogradé après avoir évoqué les conditions de vie des Boroliens pendant la guerre entre la Borolie et la Vorronie. Il est envoyé réaliser un portrait d’un général de l’armée aux qualités morales telles qu’elles lui ont permis de gravir les échelons jusqu’au grade de général, lui qui n’était parti de rien et avait grandi dans la pauvreté (la méritocratie dans toute sa magnificence). Le rédacteur en chef attend un papier élogieux. En toile de fond se profile un enjeu de taille : susciter des vocations pour intégrer l’armée. Depuis la reddition de la Vorronie, l’empire borelien tourne son regard vers la chaîne des Cerracs et ses montagnes riches en fer et en charbon et, bien entendu, il est grand temps pour l’Empire d’aller civiliser les rustres habitants de cette région. Évidemment, au contact de ces derniers, Dimos ouvre les yeux sur les motivations de l’empire. La guerre de colonisation et le pillage des ressources qui l’accompagne permettront à une infime partie de la population, déjà riche, de s’enrichir encore plus. Au fil de ses pérégrinations et des rencontres, il apprend et comprend les valeurs qui sous-tendent les actions des anarchistes de Hron : des valeurs de liberté, d’équité et de solidarité, radicalement différente de celles que propose l’empire Borolien. Il perçoit aussi les différents mode d’organisation (l’anarchie n’est pas le chaos, bis) qui permettent de faire vivre des villages de manière démocratique tout en les administrant efficacement. L’anarchie est avant tout une force de résistance, un garde-fou aux dérives autoritaires de la société. Les anarchistes de Hron recherchent un équilibre social et l’éradication de toute forme d’oppression ou de domination, même si le chemin n’est pas facile à baliser.

Un voyage…

Rassurez-vous, Un Pays de fantômes ne relève pas du pensum. Au contraire, il prend la forme d’un récit de voyage en temps de guerre, traversé par des amitiés fortes, porté par des personnages nuancés et parfois ambigus. Leurs espoirs et leurs combats offrent une réflexion profondément humaine sur la nature de la liberté, de la justice et de la solidarité. Les digressions explicatives s’intègrent parfaitement dans la narration et poussent à repenser les structures sociales existantes et à envisager des formes alternatives d’organisation sociale. Le roman nous invite à remettre en question les systèmes de pouvoir, les concepts d’autorité et d’oppression, tout en proposant des alternatives basées sur la coopération, l’autonomie et la solidarité. Vous l’avez compris : Un Pays de fantômes constitue une lecture incontournable pour celles et ceux qui s’intéressent à la politique, à la justice sociale et à la possibilité de mondes différents.
La préface de Patrick K. Dewdney se révèle éclairante sans divulgâcher. Quelques précisions avant de vous laisser. J’ai lu le roman en numérique et l’ebook se révèle de bonne facture. Saluons aussi la démarche des éditions Argyll  avec des versions accessibles au lectorat dyslexique ou malvoyant.

Un extrait

Les deux semaines que j’ai passées au côté des Compagnies Souveraines m’ont appris presque tout ce que je sais et ce que je chéris au sujet de l’anarchie, essentiellement par l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. La liberté, à mon avis, ne suffit pas. Elle ne va pas sans responsabilité. Comme le dirait Sorros, la liberté est une relation entre des personnes, pas un état absolu et immuable limité à un individu.
Oh, bien sûr, les hommes et les femmes de Karak (car il s’agissait surtout d’hommes, au nombre d’environ trois pour deux femmes) étaient des gens corrects, ou à tout le moins meilleurs que ceux que j’avais côtoyés dans l’armée de Sa Majesté, mais je ne me sentais jamais en sûreté avec eux. Pas plus qu’à la rue. J’avais fait des rencontres des plus formidables à l’époque où je dormais dans le caniveau, mais la vermine se battra toujours pour des miettes. Quand la police et l’ensemble de la bonne société vous ont rejeté, la seule sécurité qui reste est celle qu’on se crée soi-même, et il est dangereux de passer pour un faible ou de baisser sa garde. De pleurer. La vie de vaurien est peut-être une forme d’anarchie, mais pas de celle qui me convient. Karak ne me semblait pas différente.

Cet article a 4 commentaires

  1. Baroona

    C’est si rare de voir une utilisation “correcte” – non-décrédibilisante en tout cas – du terme anarchie. Ça donne directement envie de le lire, surtout vu ce que tu en dis par la suite.

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