De Gerd Brantenberg
Zulma – 384 pages. Traduction de Jean-Baptiste Coursaud.
Retour de chronique du Bifrost 108
En Égalie, les femmes détiennent le pouvoir politique, économique et social. Et parce qu’elles procréent, elles bénéficient, en outre, de privilèges importants. On attend donc des hommes qu’ils soient coquets, prennent soin du foyer et élèvent les enfants avec amour et abnégation. Bigoudis dans la barbe, postiches pour cacher un début de calvitie, chasse impitoyable aux poils partout ailleurs et soutien-verge malcommode constituent la meilleure chance pour eux de signer un pacte protège-paternité par lequel une femme leur apportera toute la sécurité dont ils ont besoin. Les moins chanceux sont envoyés dans les mines de Phallustrie pour une courte existence de labeur. Le matriarcat, implanté depuis des lustres, a totalement remodelé la langue et sa grammaire : « garses » et son corollaire masculin « garsons », « elle était évident que… », « êtres fumains »… Il convient donc d’utiliser le féminin, considéré comme la forme neutre, pour les termes susceptibles de s’appliquer aux hommes (les « gentes » plutôt que les gens par exemple). Le masculin se retrouve invisibilisé. La traduction de Jean-Baptiste Coursaud se révèle admirable de cohérence et semble totalement « naturelle » alors même qu’il n’y a rien de naturel dans la hiérarchie des sexes.
Petronius, âgé de quinze ans, ne répond pas aux canons de beauté de son époque. Grand, mince, anguleux, il rêve de devenir « marine-pêcheuse », un métier bien trop dangereux pour un homme. Il a la chance d’être bien né. Sa mère, la directrice Brame préside le Directriçoire de la Société coopérative d’État pendant que son époux, Kristoffer, s’occupe de leurs deux enfants tout en rêvant à la carrière « d’ingénieuse » qu’il n’a pas pu mener. Mais s’il rate son bal des débutants et ne parvient pas à se trouver une protectrice, Petronius risque de finir vieux garson, comme mademoiseau Tapinois, sa « professeuse ».
Roman d’initiation, Les filles d’Égalie met en lumière la multitude des oppressions que subit Petronius : sexisme ordinaire, stéréotypes de genre, coups quand il dépasse les bornes pour sa compagne jusqu’au viol collectif puisqu’il est dangereux de se balader la nuit, qu’une femme est une femme, et qu’elle a des besoins qu’elle doit assouvir. Avec le parcours de Petronius vers l’émancipation par le militantisme masculiniste, Gerd Brantenberg nous invite à réfléchir, en miroir, à notre propre société. Le renversement des normes patriarcales et les rapports de pouvoirs mis en scènes dans cette fable politique fait tout autant rire que grincer des dents. Le procédé peut sembler facile, mais l’exécution l’est nettement moins et, au jeu de la satire, Gerd Brantenberg gagne avec maestria.
Le roman, traduit avec succès en Suède, en Allemagne, au Danemark, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Espagne, en Italie, en Finlande et en Corée du Sud, est considéré comme un classique de la littérature féministe. Il est permis de se demander pourquoi il n’arrive que quarante-cinq ans plus tard dans le pays des droits de l’homme – louées soient les éditions Zulma et leur ligne éditoriale pour cette traduction. Après lecture, un constat s’impose : le texte est toujours furieusement d’actualité sur nombre de points soulevés, malgré les luttes féministes. Et parce qu’aucune forme de justice n’est définitivement acquise, la lecture des Filles d’Égalie se révèle indispensable.
Un extrait
— Hé, dis… Tu sais à quoi je pensais ? Je me demandais pourquoi toutes les histoires portent uniquement sur les femmes. Et là je me suis dit que c’est sûrement parce que les femmes sont plus importantes, et de toute manière je les aime bien, moi, ces histoires, et puis je ne me sens pas important, je veux dire…
— Hmmm…
— Et puis je me suis dit que notre langue tout entière est pareille que ces histoires. Je veux dire… par exemple, et y a beaucoup d’exemples, mais je veux dire que par exemple, oui… pense par exemple que…
— Tu peux arrêter de dire « je veux dire » et « par exemple » après chaque mot ?
— Nan mais, par exemple, prends le mot être fumain, dit Fandango, heureux comme tout que Valériane daigne l’écouter. Avec le mot être fumain, on a l’impression que tous les êtres fumains sont des femmes. Pourquoi on ne pourrait pas dire, par exemple, être mumain ? Ou être humain, tiens ? Hein, Valériane ?
— C’est parce qu’on dit être fumain, point à la ligne. C’est comme ça.
— Oui, mais par exemple… Si on prend elle y a. Tu y as pensé ? Pourquoi on ne pourrait pas dire il y a ? Pourquoi ça doit tout le temps être elle dans ces formules, comme par exemple : elle y a un homme, elle s’agit d’un garson, elle était une fois des êtres fumains ?
— Si c’est être fumain qui te gêne, tu n’as qu’à dire fumelle.
— Mais nan, c’est pas ça que je veux dire. Ce que je veux dire, c’est qu’elle y a toujours la marque du féminin, de la femme, même si elle est question d’un homme ou d’un garson. C’est ça que je trouve bizarre.
— Hmmm…
— Hé, tu sais quoi ? Je crois que je serai masculiniste quand je serai grand.
— Ce n’est pas comme ça que tu gagneras ta vie.
— Si ! Je pourrais devenir linguiste. Avoir une bonne maîtressise de la langue, c’est important. Et comme ça je pourrais débarrasser notre langue de tous les mots et de toutes les tournures qui montrent que les femmes dominent la société.
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