Protectorats – Ray Nayler

Protectorats

De Ray Nayler

Le Bélial – 432 pages. Traduction de Henry-Luc Planchat

Histoire éditoriale

Ray Nayler est un écrivain américain encore peu connu en France, même si les lecteurs de Bifrost ont eu le privilège de découvrir trois de ses nouvelles dans différents numéros de la revue. Ce recueil de nouvelles, préparé par Ellen Herzfeld & Dominique Martel sous l’impulsion de L’Épaule d’Orion, n’a pas d’équivalent en langue anglaise. Chacune des 14 nouvelles qu’il contient a été initialement publiée en anglais de manière éparse dans des magazines spécialisés. Les nouvelles ont choisies puis disposées de manière à présenter un ensemble cohérent et évolutif dans le temps, représentatif du travail de l’auteur. L’ouvrage est complété par une bibliographie par Alain Sprauel.

Univers uchronique

L’univers présenté dans Protectorats repose sur une uchronie fascinante où une soucoupe volante extraterrestre s’écrase aux États-Unis en 1938, bouleversant ainsi le cours de la Seconde Guerre mondiale et les alliances politiques. Les États-Unis tirent profit de ces avancées technologiques inattendues, ce qui leur confère un avantage décisif durant le conflit. En conséquence, ils sortent de la guerre en tant que grands vainqueurs, modifiant ainsi radicalement la géopolitique mondiale. Les Soviétiques sont repoussés jusqu’à Moscou, la Chine de Tchang Kaï-chek prend le dessus sur le régime communiste, et Roosevelt est continuellement réélu avec succès. Istanbul, devenue un protectorat américain, sert de cadre à plusieurs des nouvelles du recueil.
Dans ce monde bien différent du nôtre, les progrès technologiques sont fulgurants, avec des voitures volantes (un peu dangereuses), des êtres humains augmentés, des robots, puis, plus tard des androïdes, des immeubles intelligents voire dotés de conscience, une technologie permettant de transférer la conscience (le connectome). Les progrès de la médecine permettent de repousser les maladie et de retarder la mort.
Les récits explorent les multiples implications de ces avancées technologiques sur l’humanité, notamment en ce qui concerne la mémoire, la conscience, les relations humaines ou encore les voyages dans le temps et dans l’espace. Les 14 nouvelles offrent une grande variété de thèmes allant de l’exploration spatiale à la réflexion sur la conscience et l’identité en passant par le thriller d’espionnage. Les différentes formes narratives et les points de vue variés, qu’ils soient ceux d’un enfant, d’une femme ou même d’un androïde, permettent de décaler le regard et de mettre en lumière des aspects fascinants et souvent inattendus.
L’agencement des nouvelles permet de les apprécier individuellement tout en formant un ensemble cohérent, un fix-up harmonieux avec une progression compréhension du monde fictif et des thématiques abordées.

Les textes en détail

« Mélopée pour Hazan »
Dans un Istanbul sous protectorat, le professeur Hazan développe le connectome, un dispositif neuronal permettant de plonger temporairement dans le passé. Son collègue et ami, le professeur Baris Burakgazi, assiste impuissant à sa descente aux enfers Malgré le comportement antipathique de Hazan, Baris la considère avec une compassion profonde, incitant à une réflexion sur les frontières de la science et de la conscience humaine, sans pour autant condamner sévèrement ceux qui s’y aventurent pour des motifs discutables.

« Mutabilité »
Dans un futur lointain, un homme fréquente régulièrement un café où il fait la rencontre d’une femme mystérieuse. Cette dernière lui montre une photo d’eux deux datant d’une époque révolue, ce qui déclenche une série de questions sur leur passé commun et sur la nature du temps lui-même.

« Père » (déjà parue dans le Bifrost n°105) – prix des lecteurs Bifrost 2022
Dans l’Amérique des années 1950, le Bureau des Vétérans organise une loterie pour les enfants orphelins de pères tombés à la guerre, offrant comme prix des robots abritant la personnalité des défunts. Notre attention se porte sur un petit garçon de 7 ans qui voit sa vie transformée par ce robot spécial. Le récit, raconté du point de vue du garçon, est poignant. Il nous invite à réfléchir sur la nature de l’humanité et sur les liens qui nous unissent, même au-delà de la mort.

« Les Boucles de désintégration »
Sylvia Aldstatt, vétérante  de la guerre dans me bataillon conduit par Hedy Lamarr est la seule capable d’utiliser, sans risquer sa vie, la technologie des boucles, qui permet d’explorer les souvenirs d’une personne morte. Lorsqu’elle est chargée d’identifier un meurtrier en sondant le cerveau de sa victime, elle se retrouve plongée dans une affaire d’espionnage international.

« Une fusée pour Dimitrios »
Sylvia Aldstatt doit sonder les souvenirs de Dimitrios Makropoulos, dont le cadavre a été découvert dans le Bosphore. L’enjeu est immense, puisqu’il s’agit de retrouver  le lieu du crash d’une deuxième soucoupe volante avant qu’il ne tombe entre les mains des Russes ou d’un ennemi de l’Amérique.

« Les Yeux de la forêt »
Sur une planète lointaine, une colonie humaine lutte pour survivre au milieu d’une forêt dangereuse. Seules quelques personnes formées peuvent s’aventurer à l’extérieur, équipées de combinaisons protectrices. Nous suivons Sedef, une jeune apprentie-guide, dont la mission tourne au désastre et qui doit secourir sa formatrice blessée. Cette nouvelle mêle deux thématiques : le parcours d’apprentissage individuel de Sedef et la lutte pour la survie dans un environnement hostile.

« Sarcophage » (déjà parue dans le Bifrost n°107 spécial Fictions)
Autre nouvelle d’exploration d’une planète lointaine, cette fois glacée. Un homme, seul survivant de son équipe d’expédition lutte pour rejoindre une base qui pourrait le sauver, tout en voyant la batterie de son scaphandre s’épuiser peu à peu. Assez angoissant.

« L’Hiver en partage » (déjà parue dans le Bifrost n°109)
Deux femmes utilisent le corps de « vacants »pour partager quelques semaines de vacances avant de revenir à leurs vies respectives. Cette forme de tourisme basé sur le transfert de la conscience suscite des tensions dans la société.

« Retour au Château Rouge »
Une astronaute revient sur Terre après une mission sur une planète glacée que l’on pensait habitable. Elle se retrouve dans un vacant dans une société qui a beaucoup changé et où tous ses proches sont décédés. Tous sauf son professeur, un androïde qui perd sa mémoire. Les androïdes, ostracisés, sont à présents parqués dans un quartier spécifique. Cette histoire explore les thèmes de la mémoire, du passé et de la nécessité d’y faire face, et des liens humains dans un monde en mutation.

« Le Réparateur de moineaux »
Un jeune homme, habitué à nourrir les moineaux dans la cour d’une mosquée, trouve un oiseau blessé. Il le confie à un ami androïde vétérinaire, déclenchant ainsi une série d’événements imprévus qui changent sa vie, alors que d’autres individus malveillants s’intéressent également à l’oiseau. La nouvelle explore un questionnement éthique : toutes les innovations méritent-elles d’être utilisées et à quel prix ?

« La Mort de la caserne de pompiers n° 10 »
La domotique des bâtiments a progressé, intégrant des intelligences artificielles utilitaires. L’histoire, narrée par l’une de ces IA ayant évolué vers la conscience et acquis des droits en tant qu’être sentient, se focalise sur la destruction de la caserne de pompiers n°10. Cet événement incite à réfléchir sur la nature du vivant, de l’humain et de la conscience. L’ajout de la nostalgie chez les intelligences artificielles enrichit le récit d’une dimension émotionnelle et empathique forte.

« Les Enfants d’Evrim »
À bord du vaisseau spatial Fram en route vers une planète à coloniser, Mae se retrouve seule rescapée d’un équipage entièrement décimé. Élevée par Evrim, un androïde qui représente une extension du vaisseau, elle découvre progressivement les tragédies passées. La révélation finale glace le sang.

« La Pluie des jours »
Dans une maison de retraite située sur une falaise que l’érosion et les tempêtes menacent peu à peu, une femme tente de surmonter le décès de sa concubine à travers une thérapie. Le personnel soignant humain a laissé place à des robots. La nouvelle explore le thème de la mémoire, du souvenir, mais aussi les liens affectifs qu’on tisse et ce que c’est de faire preuve d’humanité et d’empathie.

« Les Hirondelles de papier »
Dans un contexte de dérèglement climatique de plus en plus prégnant, une  scientifique enquête sur un phénomène inexpliqué : l’apparition de trous de carottage horizontaux  disséminés sur la surface de la planète. Les sondes – d’un modèle et d’une conception inconnus – traversent tout sur leur passage : objets, animaux, êtres humains.. Tout porte à croire qu’il s’agit de l’œuvre d’une espèce extraterrestre qui documente la vie sur Terre avant sa destruction inéluctable – provoquée par l’une des espèces animales les plus répandues, l’être humain.

En guise de conclusion

Même si certaines thématiques sont des classiques de la science-fiction, ces récits se distinguent par la sensibilité et l’humanité évidentes de Ray Nayler. En plus d’explorer les implications sociétales, philosophiques et morales des innovations apportées par les innovations technologiques extraterrestres, ils interrogent sur la nature de l’humanité et de la conscience dans un monde où la mort n’est plus définitive.
Ce monde n’est pas meilleur que celui que nous connaissons. Il est toujours marqué par les mêmes défauts et imperfections (racisme, inégalités, sexisme…). Cependant, c’est un monde sur lequel Ray Nayler porte un regard empreint de bonté et de compassion parce qu’il a foi en l’être humain. Intelligent, touchant, poignant et à lire absolument.

Une citation

Les premiers pas vers les étoiles : un magnifique opéra pour s’opposer à la barbarie continuelle de l’humanité. Rétrospectivement, les lancements ressemblaient à une hécatombe : un sacrifice de masse, une offrande à l’espace, dans l’espoir de pouvoir réprimer un jour nos pires instincts.

Pour aller plus loin

Cet article a 2 commentaires

  1. Baroona

    C’est incroyable comme ce livre semble réunir à peu près tout ce que j’apprécie. Je l’avais déjà repéré mais tu parviens à me donner encore plus envie de le lire !

    1. Lhisbei

      Et bien c’est le but 😀 Bonne lecture à toi !

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