En Amazonie, infiltré dans le meilleur des mondes – Jean-Baptiste Malet

En Amazonie, infiltré dans le meilleur des mondes

De Jean-Baptiste Malet

Fayard – Epub 103 pages

L’achat de cet essai se fait dans un contexte particulier. Il ne s’agit pas de SF, je ne suis ni auteur, ni éditeur, ni libraire et mes enjeux vis-à-vis d’Amazon sont ceux d’un consommateur dont la plus proche librairie SFFF se situe à 40 bornes et qui n’a, à proximité, accès qu’à des « supermarchés culturels » appartenant à des groupes. Que j’achète mes livres sur Amazon ou dans les grandes enseignes culturelles, le résultat est le même : il m’est difficile d’aider les libraires indépendants à vivre. Même si, dès que je peux, j’achète chez des indépendants (Scylla, Charybde, Les Quatre Chemins), directement auprès de l’éditeur ou en festival. En 2013 j’ai acheté un livre chez Amazon (une paille quand on voit ce que je rentre en PAL tous les mois…) mais j’ai déjà utilisé le site pour commander un tas de trucs (un rubik’s cube, des chaussures, des cartouches d’encre, des BD…). Et je me suis même laissée inviter à déjeuner par le grand méchant loup. Ma « déontologie » vis-à-vis d’Amazon est simple : si tu je trouve ce que je cherche dans le circuit indépendant, je l’achète ; sinon, je passe par Amazon.

L’achat de cet essai se fait dans un contexte particulier, disais-je. Sur mon bassin d’emploi, nous allons accueillir un entrepôt Amazon gigantesque (90 000 m²). Tout le monde s’est félicité de l’arrivée du géant du e-commerce puisqu’il y aura jusque 2 500 emplois lors des pics d’activité lorsque le site tournera à plein régime : CDI, CDD et intérimaires, en équipes postées (2 équipes de jour et une équipe de nuit) mais dans des proportions inconnues. Ce chiffre n’est pas fantaisiste puisque Jean-Baptiste Malet évoque 1 500 employés pour un entrepôt de 36 000 m². Pour un bassin qui vient de dépasser 15% de chômage et dont le pivot est l’industrie automobile (secteur ravagé), c’est une manne. Oui. Mais voila. L’entrepôt ouvrira ses portes en septembre et le moins que l’on puisse dire c’est qu’on n’a pas beaucoup d’informations sur les postes de travail ou le recrutement et qu’Amazon n’est guère disert. Les premiers salariés en CDI (79) ont été recrutés via son site web ou via une agence d’intérim, agence qui n’est apparemment pas retenue pour réaliser la suite des recrutements.

L’enquête de Jean-Baptiste Malet, publiée en mars 2013, se révèle donc très intéressante pour moi. Jean-Baptiste Malet est un jeune journaliste intéressé par la disparition des libraires indépendants, ce qui l’amène, logiquement, à chercher les causes de cette raréfaction. Obligatoirement, il en vient au e-commerce (et là j’émettrai mon premier bémol : il ne faut pas oublier d’autres causes comme, au hasard, l’augmentation du coût des loyers en ville, la librairie est un commerce de centre-ville avant tout) et qui dit e-commerce, dit numéro un donc grand méchant loup : Amazon. La firme refusant de répondre à ses questions –  Amazon a verrouillé sa communication et ne communique que ce qu’il veut (c’est-à-dire presque rien en dehors de ses résultats et de ses orientations), quand il le veut et de la manière qu’il le veut (l’obsession du contrôle total est réelle), Jean-Baptiste Malet décide de s’infiltrer en se faisant recruter comme intérimaire pour le pic d’activité de Noël 2012. Il intègre l’équipe de nuit du site de Montélimar comme pickeur. Un pickeur est un préparateur de commande. Armé d’un scanner, il va chercher les produits dans les bins (des cellules dans les rayonnages) pour alimenter la chaîne de conditionnement et d’envoi des marchandises. Il marche 20 kilomètres par nuit, d’une cellule à l’autre pour satisfaire les commandes. Un logiciel calcule en temps réel ses déplacements et les optimise (pas pour son bien être mais pour augmenter la productivité : moins de temps passé à marcher permet d’augmenter mécaniquement le nombre d’objets prélevés). Il se lie d’amitié avec quelques salariés, précaires ou non, tente sans succès de faire parler les syndicalistes maison. Le règlement intérieur (dont certains articles sont illégaux) les empêchent de dire un seul mot sous peine de licenciement. Pour ses entrepôts logistiques, Amazon a su s’inspirer des process industriels (notamment de ceux en vigueur chez Toyota) pour le meilleur (rentabilité et productivité au plus haut) pour lui et le pire pour les salariés (temps de pause réduits, paternalisme aliénant, déni de l’être humain). Le management s’en ressent. Jean-Baptiste Malet décrit aussi très bien les contrôles (fouilles au corps), les pressions pour atteindre une productivité record, la difficulté du travail. Des faits précis, consignés et exposés de manière claire et compréhensible de tous. Le portrait fait froid dans le dos.
Rapidement, Jean-Baptiste Malet se rend compte que le boulot est difficile, qu’il est complètement décalé par rapport à la société et qu’il est crevé au bout de quelques semaines et incapable de consigner les évènements dans son journal de bord. Ici arrive mon second bémol. On parle d’un boulot physiquement fatigant (marcher et manutentionner des objets), intellectuellement peu stimulant (la conduite du pickeur est induite par le scanner) comme un ouvrier sur chaîne dans une industrie automobile qui visse les mêmes boulons et répètent les même gestes pendant 8h, dans une période de forte activité (où les objectifs sont très élevés et la durée du temps de travail hebdomadaire passée à 42h) et dans une équipe de nuit (sur les effets ravageurs du travail de nuit sur le corps et l’esprit, il existe une littérature de référence). Si ces conditions de travail et ses emplois étaient porteurs de dévelopement intellectuel et social, ça se saurait. A plusieurs moments, j’avais juste envie de dire « Bienvenue dans la France d’en bas », la France qui rame pour joindre les deux bouts, la France qu’on exploite sans remord et qu’on paie au rabais et qui, pourtant, bosse. Et dur.

Jean-Baptiste Malet réalise une enquête orientée à charge, enquête se révèle au final un peu trop légère à mon goût (d’autant plus légère que la maquette est aussi fort aérée) mais qui peut desciller quelques regards. Dans le même genre j’avais trouvé bien plus fouillée l’enquête de Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham.

Quelques extraits, qui illustrent bien la devise d’Amazon Work hard, have fun, make history :

Work hard :

  • « Derrière eux, les panneaux lumineux affichent chiffres et records historiques de production, ainsi que des listes de noms, de tâches, de process, de règles de sécurité et de courbes : « 110 000 produits expédiés » en une seule journée d’activité, tel est le record de cet entrepôt logistique. »
  • « Attention, on peut vous demander de venir travailler un jour de repos, un jour férié et également le dimanche. En France, le smic brut est à 9,40 euros de l’heure. Chez Amazon, votre taux horaire brut est de 9,725. Vous n’avez pas de tickets-resto, pas de prime de poste, pas de frais de déplacement, indique-t-elle avant d’aborder sommairement le cadre disciplinaire. Les choses sont très strictes. Une absence ou un retard, même de quelques minutes, doit toujours être justifié. Si vous êtes malade, même pour une journée, vous devez présenter un certificat médical. Si votre voiture tombe en panne, vous devez présenter la note du garagiste. Si vous ne justifiez pas un retard, vous recevez une lettre en recommandé. Un deuxième retard, même chose. La troisième fois, c’est dehors, vous êtes licencié. »

Have fun :

  •  « Pour moi, ce CDI, c’est mieux que ce que j’avais quand j’étais caissière, assure-t-elle. Quand j’étais caissière, je faisais mon boulot, je rentrais chez moi, et personne ne me calculait. Ici, vous allez voir : même si le travail est très dur, on se fait des amis, on rencontre du monde. En plus, Amazon, ils paient des sorties de groupe, ils font des trucs pour nous. Il n’y a pas longtemps, ils ont fait venir des masseurs et on a eu droit à des massages pendant les temps de pause. Ils organisent aussi le “Family Day”, où tous les employés peuvent venir avec leurs enfants visiter l’entreprise. C’est super, ma gamine a pu voir où je travaillais et tout. Ils avaient fait venir des structures gonflables, des trampolines, et ils ont offert de la nourriture à tout le monde. »
  • « Chaque semaine, un nouveau quiz est imprimé et mis à la disposition de tous en salle de pause.
    Les dix questions hebdomadaires ont toutes pour thème les séries télévisées, les films blockbusters hollywoodiens du moment ou les groupes de l’industrie musicale. Les questions des quiz sont toutes strictement cantonnées à la culture de masse. La semaine suivante, les réponses aux questions sont affichées, et les gagnants qui participent aux concours de quiz remportent des cadeaux, généralement des téléviseurs ou des coffrets de DVD commercialisés par Amazon. »

Make history :

  • « Signer un CDI chez Amazon, c’est devenir associate, le grade le plus bas de la hiérarchie. Si ce mot, signifiant littéralement « associé », a été choisi pour la catégorie des ouvriers, c’est parce que le fondateur d’Amazon Jeff Bezos ne considère pas ses salariés comme de simples travailleurs, mais bien comme d’authentiques « associés » de son entreprise. C’est pourquoi il leur promet notamment une poignée d’actions Amazon au bout de plusieurs années de carrière afin d’en faire de véritables partenaires… Le grade supérieur, c’est celui de lead, le contremaître chargé de superviser plusieurs associates. Ensuite viennent les managers, qui, eux, supervisent les leads, et d’autres managers supérieurs, selon leur degré d’élévation dans la pyramide. »
  • « Que vous soyez un simple collaborateur ou responsable d’une grande équipe, vous êtes un leader Amazon. Nos principes de management guident chaque Amazonien. Les leaders s’investissent personnellement. Ils pensent sur le long terme et ne sacrifient pas cette vision des choses pour des résultats à court terme. Ils n’agissent pas seulement pour leur équipe mais pour l’entreprise tout entière. Ils ne disent jamais : “Ce n’est pas mon travail.” […] Les leaders forment des leaders et prennent leur rôle d’encadrement au sérieux. » Nos valeurs – Amazon.fr

J’ai acheté ce livre en format numérique pour la modique somme de 10.99 euros (pour un livre qui fait 15€ en version papier pour 168 pages) je trouve ça un peu cher. Comme si ça ne suffisait pas, il y avait des DRM. Vi, vi, vi, <vi. J’ai tellement peu l’habitude d’avoir des livres avec DRM que j’ai perdu dix minutes à retrouver comment les faire sauter. Avant qu’une bonne âme ne me signale que Calibre avait ses propres plugins pour faire sauter ces verrous. Maintenant je suis parée. Au fait, chers éditeurs, mettez-vous dans l’idée que les DRM ne servent à rien. En attendant, celui-là, je me sens libre de l’utiliser à ma guise et ne me priverai pas de le prêter. Appelez-ça comme vous voulez, esprit de contradiction, inconscience, terrorisme économique mais je continuerai à prêter mes livres y compris les livres électroniques. Pour ces derniers, il ne s’agit pas de les mettre sur les réseaux, il s’agit de faire exactement ce que je fais avec mes livres « papier » : les prêter à mes amis. Que ça plaise ou non.

Cet article a 8 commentaires

  1. Vert

    Oui ils sont magiques les plug-ins Calibre hein ? Moi du coup je n’ai plus aucun scrupule à faire sauter les DRM, j’achète un livre après tout, pas un droit de consultation.
    Bref je vais jeter un oeil à cet essai pendant les vacances, figure toi qu’on me l’a prêté

  2. Lhisbei

    @Vert : on a bien fait de te le prêter. je suis curieuse de voir ce que tu vas en penser ^^. Et je partage ton opinion, j’achète un livre dématérialisé certes, mais un livre pas un droit d’accès au livre (si je voulais un droit d’accès au livre j’irais l’emprunter en bibliothèque)

  3. Xapur

    J’avoue que je suis parfois client d’Amazon, so pratique.
    Mais dans mon ordre de préférence: libraire > éditeur > magasin culturel > web

  4. Nick_Holmes

    « j’ai déjà utilisé le site pour commander un tas de trucs (un rubik’s cube, des chaussures…  »
    Manque les sacs à main dans ta liste. Mouhahaha ! :p

  5. Tigger Lilly

    A moi aussi on me l’a prêté. Mais je ne sais pas quand je vais le lire.

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