D’Agustina Bazterrica
Flammarion – 291 pages. Traduction de Margot Nguyen Béraud
Une apocalypse. La Grande Guerre Bactériologique. Les animaux, porteurs d’un virus mortel transmissible à l’être humain deviennent immangeables. Pas de vaccins ou d’antidotes et des morts en conséquence. Alors l’homme a cessé de manger de la viande animale. Mais pour pallier la pénurie de viande, on a créé de la viande humaine : des hommes et femmes, considérés comme du bétail et appelés têtes. Ils sont produits industriellement et élevés en batterie pour être tuées puis équarris dans les abattoirs. Marcos travaille dans l’un de ces abattoirs. Son épouse vient de le quitter après la mort de leur bébé. Il est seul, a connu l’avant guerre et son travail commence à le répugner. On lui offre une femelle PGP – Première Génération Pure. Il s’agit ont les têtes nées et élevées en captivité, qui n’ont subi aucune modification génétique et ne reçoivent pas d’hormones de croissance. Un produit d’excellente qualité. Mais voilà, Marcos a de plus en plus de mal de voir cette femelle comme un animal d’élevage.
Qu’est-ce qui différencie la viande d’un être humain ?
Vous n’avez jamais visité un abattoir ? Qu’à cela ne tienne, Cadavre exquis remédiera à cette carence. Vous saurez tout ce qu’il faut savoir sur l’élevage, l’abattage (de l’étourdissement au parage en passant par la saignée), le transport et l’exportation et même le tannage des peaux. Avec ici une viande humaine que l’on dit sélectionnée pour ne plus être humaine. Les têtes n’ont paraît-il ni intelligence, ni conscience. Ce sont des spécimens élevés en cage et diverses mutilations permettent de s’assurer qu’ils ne perçoivent pas la réalité ni n’échappent à leur condition. Agustina Bazterrica ne ménage pas son lecteur. Scènes insoutenables, style aussi affuté qu’un scalpel, descriptions presque cliniques des processus, très documentés sur l’existant et sur lesquels on préfère généralement fermer les yeux. Bien, bien, bien. Vous faites le parallèle avec les animaux ? Doués d’intelligence et pour autant élevés pour finir dans nos assiettes après moult tortures.
Qu’est-ce qui différencie la viande d’un être humain ? Rien nous assène, assez peu subtilement il faut l’avouer, Agustina Bazterrica. Nous avons donc un message anti-spéciste fort. On a découvert récemment que les plantes ressentent la douleur et communiquent entre elles (même nous n’avons pas encore décodé leur langage). Il est fort probable qu’elles soient douées d’une forme de conscience et d’intelligence. Chacun fera avec ses dissonances cognitives, à moins de vouloir mourir de faim.
(In)crédulité du lecteur ?
Difficile de croire en la capacité de l’être humain à manger tranquillement de la viande provenant de la même espèce. Même si le langage utilisé sert à masquer la réalité, je doute que la filière viande s’en sorte à si bon compte avec une telle matière première. C’est là que le bât blesse, à mon avis. De ce postulat de base hasardeux Agustina Bazterrica tire un roman choc où les mots ont un poids. Mots tranchants, mots blessants, mots qui se brisent, mots qui masquent ou travestissent la réalité, éléments de langage pour faire disparaître l’innommable et l’ignoble, non-dits qui tuent à petits feu ce qui reste de l’humanité des êtres humains. La prose et le travail sur le langage (bien transposé en français par la traductrice) illustrent cette phrase de Foucault : « Ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit. »
Ayerdhal, pour évoquer le rôle de l’écrivain de science-fiction, citait souvent Sartre « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent. » Avec Cadavre exquis, Agustina Bazterrica d’inscrit dans cette tradition littéraire. Soyez prévenus.
Extraits
Il pense que monsieur Urami a besoin de réaffirmer la réalité avec des mots, comme si ces mots créaient et soutenaient le monde dans lequel il vivait. […] Les mots de monsieur Urami sont posés, harmonieux. Ils bâtissent un petit monde sous contrôle, mais plein de fissures. Un monde qui pourrait se fracturer si le mauvais mot était prononcé.
Cela faisait longtemps qu’il ne voyait plus cette maison comme un foyer. Ce n’était qu’un lieu où dormir et manger. Un espace muré, plein de mots brisés et de silences étouffés, saturé de tristesses fendant l’air, le rasant, crevassant l’oxygène. Une maison où couvait une folie à l’affût, imminente.
- Lire les avis de Gromovar, Lune, Just a word.
#DéfiCortex #1 : Amérique Latine
Je viens de lire une autre chronique positive (mais avec réserves) chez Oukouloumougnou. Il faudrait que je songe à le lire même si ça reviendra à prêcher une convertie…
Oh il y a des réserves ici aussi. 🙂