D’Émilie Querbalec
Albin Michel Imaginaire – 464 pages
Space opera …
Située à vingt-quatre années-lumière de la Terre, Nüying partage de nombreux traits avec la Terre d’il y a trois milliards d’années : présence d’eau liquide, activité volcanique, fonds marins parcourus de failles et abondance de sources hydrothermales, magnétosphère protectrice et atmosphère dense, en faisant une candidate idéale pour héberger la vie. Pour l’être humain, c’est un monde inhospitalier. L’air n’y est pas respirable. La température moyenne y est de moins -28° Celsius, avec des maximales qui dépassent rarement les 8°C. Sa surface est couverte d’océans à plus de 95 %, en grande partie gelés, à l’exception de la bande équatoriale où l’eau demeure liquide. C’est précisément dans cette zone que la sonde Mariner a été envoyée et a capté des sons étranges qui rappellent le chant de nos baleine terrestre et fascinent tout autant.
Brume, depuis son enfance, est captivée par les mystérieux chants de Nüying. Désormais adulte et spécialisée en bioacoustique marine, elle se prépare à une mission spatiale de vingt-sept ans financée par Jonathan Wei, un milliardaire sino-américain Musk-like. Cette expédition baptisée Shun a pour but d’explorer Nüying et de percer le mystère de ces chants envoûtants. Même si, depuis, Mariner a cessé d’émettre…
Et uchronie
L’histoire se situe dans un présent parallèle en 2563, correspondant à notre année 2020 transposée selon le calendrier bouddhiste. Dans cette réalité alternative, la conquête spatiale est dominée par la Chine plutôt que par l’Occident. Un taïkonaute, Chen Guo, a été le premier à poser le pied sur la Lune et à prononcer la célèbre phrase « c’est un petit pas pour l’homme, mais un pas de géant pour l’humanité. » Quelques années après cet événement majeur, l’humanité s’est implantée sur la Lune, dans la base de Taihe-Concordia, y fondant des familles. Certains enfants y sont nés ; ils n’ont jamais vécu sur Terre ne la connaissent que par la réalité virtuelle. Après la Lune, d’autre bases se sont ajoutées dans le système solaire Mars, Encelade, Titan ouvrant la porte à l’exploration de l’univers.
Cette uchronie découle d’un questionnement d’Emilie Querbalec: si la Chine antique avait poursuivi son développement scientifique sans entraves, de quel monde aurions-nous hérité ? Par le passé, la Chine a contribué à des progrès significatifs dans de nombreux domaines, bien en avance sur les civilisations occidentales : astronomie (utilisée, dans une optique mystique, pour l’astrologie), mathématiques, physique, médecine, mais aussi les arts et l’artisanat. Nous leur devons des inventions majeures telles que la poudre à canon, la boussole, le boulier, ainsi que de remarquables porcelaines et des pièces de soie raffinées et fascinantes.
Cette uchronie sert à la construction du monde mais n’est pas qu’une toile de fond ornementale. Elle influence profondément la caractérisation des personnages. Ces derniers se révèlent complexes et profondément incarnés.
Un récit intimiste et scientifique
Les Chants de Nüying se décompose en trois parties, chacune mettant en lumière des aspects différents de la mission spatiale : la préparation initiale sur la Lune et ses enjeux, le voyage spatial et la vie mouvementée à bord d’un vaisseau générationnel où seule une partie des voyageurs est plongée dans un sommeil cryogénique, et enfin, une arrivée sur Nüying très éloignée des plans initiaux. Le roman explore un éventail de thèmes de science-fiction et soulève des questions éthiques et morales liées aux progrès scientifiques et technologiques : la préservation de l’identité et de la conscience grâce à la numérisation, avec des questions sur l’immortalité et les sacrifices nécessaires, la place de la spiritualité, de la religion et du mysticisme, l’évolution culturelle à bord d’un vaisseau spatial où des générations aux racines communes ne partagent plus les même croyances ou la même vision du futur. Emilie Querbalec a minutieusement étudié les aspects techniques, exobiologiques et environnementaux pour renforcer la crédibilité du roman. Ce travail de recherche s’intègre de manière harmonieuse dans le récit.
Le récit se déroule en suivant le parcours de plusieurs personnages clés dont Brume, William, le technicien assistant Jonathan Wei, Dana, une scientifique, et son épouse Meriem. L’évolution de leurs relations et leurs chemins de vie qui se croisent font avancer l’histoire. La plume d’Émilie Querbalec se distingue par sa sensibilité, sa délicatesse, sa fluidité et sa poésie. Elle intègre des éléments de poésie chinoise classique, empreintes de nostalgie et suscitant des réflexions philosophiques.
Alliant fond, forme, intelligence et émotion, Les Chants de Nüying est un magnifique roman. Émilie Querbalec est, assurément, une autrice à suivre. Nous n’aurons pas à attendre trop longtemps puisque la sortie de son prochain roman, Les sentiers de recouvrance, est prévue pour 2024.
Un extrait
Le repas fini, on leur apporta l’habituelle coupe de saké que tous les restaurants asiatiques de l’univers servaient à leurs clients occidentaux comme digestif – sans alcool, précisa le garçon avec un sourire de connivence.
– Entre les fleurs, un flacon de vin, récita William, une fois qu’il fut parti.
– C’est de vous ? demanda-t-elle, amusée.
– Pas du tout.
Il poursuivit :
– Seul à boire sans vis-à-vis familier, coupe levée, j’invite la lune qui brille. C’est de Li Bai, l’un des plus célèbres poètes de la dynastie Tang, et grand amateur d’alcools divers et variés.
Brume ne cacha pas son étonnement.
– En fait, je dois être assez unique dans mon genre, admit William avec humour. Un homme noir, québécois d’origine sérère, qui a étudié la cybernétique au MITI et voue un culte à la poésie chinoise classique, je suppose que ça ne court pas les rues. Vous connaissez l’écrivaine Taiye Selasi ?
Elle avoua son ignorance.
– C’est une auteure du début du siècle. Afro-Américaine ayant grandi et vécu à Brooklyn, elle disait à propos de ses racines : « Ne me demandez pas d’où je viens, demandez-moi plutôt où je vis. »
– Ce qui signifie ?
– Que l’on appartient aux lieux et aux gens avec qui l’on a choisi de partager un bout de chemin.
- D’Émilie Querbalec sur le RSF Blog : Quitter les Monts d’Automne
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“un milliardaire sino-américain Musk-like” : c’est vraiment difficile de ne pas y penser. ^^’
L’aspect uchronique est vraiment malin dans son intégration, rien n’est réellement présenté clairement et pourtant on comprend et ça influence tout, c’est très bien fait.
C’est difficile de ne pas y penser mais je pense que Branson pourrait tout aussi bien convenir (bien qu’il paraisse moins exubérant). 😉
Oui, c’est très bien fait, je ne m’attendais pas à ce degré de finesse.
C’est une très belle surprise, l’un de mes romans préférés de la collection AMI qui aurait mérité d’être représenté au prix planète SF. 😉
Et bien il fallait voter pour ce titre et pas pour Les flibustiers, na !
J’ai beaucoup aimé ce bouquin, qui nous allèche avec ceci mais qui en cours de route, parce que la vie c’est comme ça, se détourne et propose cela. C’était un pari audacieux, et je trouve que ça marche bien.
J’aime bcp le retour que tu fais de ce bouquin, en évoquant la délicatesse de la plume, l’intelligence de sa construction, ses inspirations variées, et puis ses clins d’œil énormes avec notre présent. Un bouquin que je relirais bien, à l’occasion !
Je te rejoins sur la pari audacieux qui fonctionne. Merci pour ton commentaire. Je pense, mais bien sûr je peux me tromper, que ce roman “vieillira bien” et qu’il sera toujours lisible dans plusieurs années.
Pas encore lu mais jamais aimé Quitter les monts d’automne.
J’écouterai aussi La parfaite équation du bonheur.
“J’avais aimé” ou “jamais aimé” ?
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