De Ethan Chatagnier
Albin Michel Imaginaire – 288 pages. Traduction de Michelle Charrier.
Contexte historique & astronomique
Au XIXe siècle, l’idée d’une possible vie sur Mars a pris racine, largement alimentée par des observations astronomiques novatrices. En 1877, l’astronome Giovanni Schiaparelli, à travers son télescope, a interprété des lignes sur la surface martienne comme des “canaux”. Dans les années 1890, Percival Lowell, fondateur de l’Observatoire Lowell à Flagstaff en Arizona, a publié des ouvrages soutenant la théorie d’une intelligence extraterrestre sur Mars. Au XXe siècle, des avancées scientifiques ont démythifié ces idées, révélant que les canaux n’étaient que des illusions d’optique, et la spéculation sur la vie martienne a perdu sa crédibilité scientifique.
Ethan Chatagnier fait basculer l’histoire lors de l’opposition de Mars 1896. Pendant une opposition, la Terre se trouve entre le Soleil et Mars. Les trois corps célestes sont alignés et Mars devient plus lumineuse dans le ciel nocturne. En 1896, les astronomes observent des inscriptions sur la surface martienne, formulées sous la forme d’un problème mathématique simple. Un dialogue s’instaure avec les Martiens, à base d’équations mathématiques d’une complexité croissante, sur plusieurs décennies. Dans les années 1930, cette communication interplanétaire s’interrompt lorsque la Terre échoue à proposer une réponse à une équation sur la relativité que même Albert Einstein ne parvient pas à résoudre.
Amour & maths
Dans les années 60, un groupe d’étudiants en mathématiques du MIT entreprend un voyage dans le désert de l’Arizona. Rick a organisé cette expédition pour Ronnie, Otis, Priya (la colocataire et amie de Crystal Singer) et Crystal, dont il est éperdument amoureux. Crystal, une étudiante brillante, se passionne pour les mathématiques martiennes et en possède une compréhension intuitive. Elle propose une solution novatrice à la dernière équation martienne et relance la communication. En réponse, la planète rouge présente une équation encore plus complexe que la précédente, dont la résolution obsède Crystal et la conduit à s’éloigner, voire à disparaître.
Rick et Crystal échanges des lettres mais au fil du temps, cette correspondance devient de plus en plus sporadique. Les lettres de Crystal se raréfient et elle semble vouloir s’effacer de la vie de Rick et du monde. Malgré cet amour qui semble à sens unique, Rick refuse de perdre espoir ou de lâcher prise. L’amour relève parfois de l’acte de foi le plus désespéré. L’Affaire Crystal Singer se centre sur l’histoire d’amour entre les principaux protagonistes, Rick et Crystal. En qualité de narrateur, Rick partage ses souvenirs, pensées, espoirs et appréhensions tout au long d’un récit porté par une écriture émouvante et maîtrisée (soutenue par une traduction élégante). Et, cerise sur le gâteau, Ethan Chatagnier parvient même à rendre les maths poétiques.
– Avec mon père, les maths avaient toujours l’air utiles. C’est ma prof de quatrième, Mme Cruz, qui m’en a montré la beauté. Elle disait toujours qu’il y avait différentes dimensions d’information codées dans les formes, qu’il fallait les considérer sous divers angles pour ne rien rater. Elle t’aurait plu.
– Peut-être que je serais une meilleure prof si je l’avais connue.
– Elle disait aussi que les deux membres d’une équation sont amoureux l’un de l’autre. Et que, pour le rester, ils doivent préserver leur équilibre. Ce que perd l’un, l’autre doit le perdre aussi. Ce qu’accepte l’un, l’autre doit l’accepter aussi. Il me semblait qu’elle me donnait à la fois la définition de l’amour et de l’algèbre.
– Non. L’amour n’existe pas entre égaux. L’amour, c’est l’impression que l’autre est réalité et toi mensonge. Que l’autre est une variable et toi une constante. Que l’autre est si loin devant toi que tu ne le rattraperas jamais de toute ta vie. »
Elle s’exprimait d’un ton tellement rêveur, en optimiste, pas en cynique qui venait de me couper le souffle. Cette femme, dont nous savions tous qu’elle était bien meilleure que nous, disait que l’un des partenaires fait la course en tête sans un coup d’œil en arrière vers l’autre.
Le roman soulève aussi la question fondamentale de la persistance de l’amour face au temps, à l’espace, et à la distance.
Quand on perd les gens autour desquels on a orbité toute sa vie, une explosion prend place, suivie d’un effondrement dans un puits de gravité, une noirceur qui vous attire toujours plus près. Il ne s’agit pas de chagrin – il s’agit d’une traction, de la manière dont, inévitablement, on pense de plus en plus à eux au fil du temps. La gravité distord l’espace-temps. L’absence distord l’attention. Le vide subséquent aspire l’attention sans rien libérer.
Sound of silence
Le roman explore la difficulté de la communication à deux niveaux distincts : entre deux mondes éloignés et entre deux individus amoureux. Crystal maintient une distance émotionnelle avec Rick en optant pour un seul moyen d’interaction : les lettres. De manière semblable, Mars garde la Terre à distance en imposant une unique forme d’échange : des équations gravées au sol. Tout comme Crystal semble se distancer du monde qui l’entoure, les Martiens ne manifestent aucune hâte à établir un contact avec les Terriens. L’utilisation de correspondance par lettres et d’équations au sol constitue des obstacles à la communication et marque une volonté de maintenir une distance tangible. Ces choix limitent aussi les interactions, et par conséquent, la découverte d’une intelligence extraterrestre laisse une empreinte minime sur l’humanité et son histoire. La dimension uchronique reste donc légère.
L’Affaire Crystal Singer dévoile deux trames narratives complémentaires : la quête d’un moyen de communication avec une forme de vie intelligente sur Mars et une histoire d’amour impossible. L’ensemble, bien plus que la somme de ses parties, tisse un récit poignant de perte et d’espoir, de solitude et de tentatives pour combler les écarts entre deux planètes et entre deux êtres humains, à la fois si proches et pourtant si loin. Avec son premier roman, Ethan Chatagnier nous offre un voyage tout simplement magnifique. Un véritable coup de cœur pour moi, et l’assurance que j’embarquerai, les yeux fermés, pour d’autres aventures proposées par cet auteur.
Un extrait
« Papa ?
– Oui ?
– Tu te sens toujours relié à elle ?
– Soit deux points, A et B, sur un plan cartésien. Sont-ils par nature reliés ? Le fait de se trouver sur le même plan suffit-il à créer une connexion ?
– Je ne sais pas. C’est toi, le prof de maths.
– Ce n’est pas une question de maths, mais de philosophie. »
Rhea a pointé son bout de bois flotté vers le sol. C’était maintenant une canne. Elle a marché le long de la ligne de ressac, ses chaussures à la main, tressaillant quand l’eau glacée lui recouvrait les pieds. Je suivais le rythme, côté mouillé. Malgré son manque d’expérience, elle avait un don inné pour profiter de la plage.
« S’ils le sont, ça veut dire qu’on est reliés à tout le monde. Ni plus ni moins à elle qu’à un parfait inconnu au Kamtchatka.
– Tu feras une bonne mathématicienne.
– Ou philosophe.
– Ou philosophe.
– Mais, à mon avis, c’est du flan. Comment pourrions-nous ne pas être plus reliés à elle qu’à un parfait inconnu ?
– Peut-être que si les deux points sont orientés l’un vers l’autre, ça crée une connexion. C’est plutôt nul comme maths ou comme philosophie, mais j’y crois.
– On ne sait pas si elle est orientée vers nous.
– On sait qu’on est orientés vers elle. Si tu sens une connexion, ça veut donc dire qu’elle est orientée vers nous.
– Je ne savais pas que tu étais mystique.
– Ce n’est jamais que de l’algèbre. »
- Lire les avis de Gromovar, Lune, Anudar, Fantastinet, L’épaule d’Orion, Yogo, Célinedanaë, Zoé prend la plume, Le Nocher des livres, FeyGirl, Sometimes a book, Weirdaholic, Le Chien critique et d’autres dans le fil consacré au roman sur le forum du Bélial.
Les extraits choisis m’incitent vraiment à le lire,ainsi que la chronique.
Je trouve que ces thèmes de la perception du temps et de l’attente en amour ça parle à la sensibilité de beaucoup de gens,même si cette attente peut être un risque.
En plus il y a un suspens psychologique .
Voilà. Merci.
C’est exactement ça.
Et, dans le roman, un personnage secondaire vient apporter un regard différent sur le fonctionnement de Nick, un regard externe, pas plus objectif mais beaucoup moins tendre que celui du lecteur (qui n’a que ce que Nick lui livre pour se forger une image du personnage).