Les Âmes de feu – Annie Francé-Harrar

Les Âmes de feu

De Annie Francé-Harrar

Belfond – 224 pages. Traduction de Erwan Perchoc.

Les Âmes de feu, roman d’Annie Francé-Harrar publié en 1920, a longtemps été une œuvre oubliée avant de connaître une réédition en Allemagne en 2021, suivie d’une traduction française en 2024 par Erwan Perchoc (qui propose une postface éclairante). Ce roman, inspiré par les recherches de l’autrice sur la fertilité des sols, propose une réflexion sur la relation de l’humanité avec la nature, anticipant des enjeux contemporains comme le dérèglement climatique et la déconnexion croissante des êtres humains avec son environnement. Sa redécouverte arrive à point nommé, à une époque où les dystopies modernes foisonnent, et elle apporte un regard singulier.

Fausse utopie

Le récit se situe dans un futur indéterminé où les êtres humains vivent dans d’immenses métropoles gouvernées par une élite intellectuelle et artistique dévouée à la Culture. Tout y est artificiel, et cette société technologique très organisée et autoritaire présente une hiérarchisation sociale rigide, où chaque citoyen est numéroté et classé. Ces cités, d’apparence utopiques, montrent des signes de dépersonnalisation et de déshumanisation. Le travail physique a presque disparu, remplacé par des machines, tandis que les activités agricoles sont confiées aux cabaniers, des individus perçus comme inférieurs, vivant en dehors des métropoles. Ils se consacrent à la culture de la terre et à l’élevage d’animaux,ce qui renforce encore le contraste entre vie urbaine et vie rurale. Dans les villes, le travail est réduit au minimum, le confort omniprésent, et les déplacements s’effectuent grâce à des véhicules personnels, les autinos. Les citadins, désormais peu robustes physiquement, en sont devenus dépendants, ce qui soulève la question des conséquences d’une dépendance excessive à la technologie. Bien que prospère en apparence, cette société reste fondamentalement éloignée de la nature, dépeignant un monde aseptisé et superficiel.

Catastrophe en vue

Henrik, un scientifique fasciné par la nature, est surveillé par le Ministère Impair en raison de ses opinions et découvertes écologiques. Il constate la dégradation de la qualité de l’humus autour de sa ville, un phénomène qui perturbe le cycle naturel, entraînant la destruction de la flore et de la faune locales. Il pressent un effondrement de l’humanité, , mais ses nombreuses alertes restent vaines (rappelons que les alertes des scientifiques sur le réchauffement climatique, qui ont débuté dans les années 70, ont systémtiquement été ignorées et que maintenant, il semble un peu trop tard pour éviter de se prendre le mur de la réalité)
Annie Francé-Harrar avait anticipé, bien avant l’heure, les dangers liés au dérèglement climatique. Dans Les Âmes de feu, elle exprime ses craintes : une exploitation des excessive ressources qui déséquilibre l’écosystème, une déconnexion progressive des humains avec leur environnement, un aveuglement collectif face aux conséquence d’un progrès sans limite et les dangers pour la survie humaine. En plaçant la relation de l’Homme avec la nature au cœur de l’intrigue, ce roman anticipe des débats contemporains. Le style, légèrement suranné parfois, reste plaisant et ajoute un charme rétro qui contraste agréablement avec la modernité des thèmes abordés.

La redécouverte de ce texte constitue une belle opportunité. Bien qu’écrit il y a plus d’un siècle, Les Âmes de feu conserve une étonnante actualité, et la portée des idées d’Annie Francé-Harrar résonne avec une grande acuité avec les enjeux d’aujourd’hui.

Quelques extraits

Il savait que ce n’était pas la vanité qui le faisait s’opposer au reste du monde. Lors des derniers mois, il avait glissé des allusions dès que c’était possible, il avait encore discuté avec Gustajo et les unités du Ministère Impair, et averti du danger quelques collègues érudits. Mais partout il se heurtait à la même incrédulité, à la même suffisance, à la même résistance bornée et ignorante… Ces gens ne pouvaient pas supporter l’idée de céder à la nature, de revenir à elle et de devoir en vivoter !
Parfois, Henrik s’attendait presque à ne pouvoir en sauver que quelques-uns dans le tumulte final qui s’abattait sur eux. Si un sauvetage était encore possible… Et si ce n’était pas le cas, alors que la ruine les emporte tous ! Ils suffoqueraient dans ce cloaque qu’ils avaient eux-mêmes créé par vanité et folie.
Henrik se leva et observa les alentours avec un regard las. Tout cela constituait son monde. Toute cette nature, il l’aimait. Combien il aurait pu aimer les humains, si ceux-ci avaient possédé une once de la profonde harmonie de ces créatures silencieuses ! Mais ces humains… Alors son tourment recommença de plus belle. Culpabilité et mort, mort et culpabilité s’entrelaçaient en une boucle infrangible, forgée de toute éternité, pour l’éternité. Comment ses mains mortelles avaient-elles osé y toucher avec l’espoir de la changer ?

Il déambula quelques minutes, puis s’assit sur un rocher baigné par le soleil vespéral. L’étendue d’eau, bleu-gris, reposait plus bas, peuplée de poissons, parcourue d’algues vertes ou brunes. Tout était silence autour de lui, à part le bourdonnement d’innombrables insectes et le clapotis occasionnel des vagues. Les montagnes se dressant au-dessus du lac, lointaines et lumineuses, s’enveloppaient déjà d’une lueur rosée. Le vieil homme les contempla. Il aspirait au grand repos d’une éternité silencieuse, perdue dans le temps, que n’affecterait pas la folie éphémère, les chutes et les ascensions insensées de la foule vivant à ses pieds. Il entendit le bruit faible d’un éboulis sur une falaise proche. Henrik sourit. Même les choses imposantes, fixes et sombres en face de lui n’étaient pas éternelles. Elles aussi se brisaient, se métamorphosaient et se hissaient de nouveau vers les hauteurs. Il n’y avait pas d’éternité de l’Être, seulement un cycle, vaste et indestructible, situé hors du temps. Henrik se releva et reprit le chemin le ramenant vers ses amis. Leur joie et leur souffrance du moment faisaient elles aussi inexorablement partie d’un cycle confus, incessant et insignifiant.

Pour aller plus loin

 

 

Cet article a 2 commentaires

  1. tadloiducine

    Je ne connaissais pas du tout cette auteure!
    Je viens de voir que sa fiche wikip’ en français (plus que succincte!) date de 2024, sans doute avec la sortie du bouquin. Par contre, la page en anglais remonte à 2008…
    Si ce n’est pas un canular littéraire, alors elle n’avait jamais été traduite en français (inconnue au catalogue général de la BnF). Ca attise ma curiosité… Je finirai peut-être par lire le bouquin, merc pour l’info.
    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

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