De Justine Niogret
Mnémos – 224 pages
Suite directe de Chien du Heaume, Mordre le bouclier nous fait retrouver Chien au castel de Broe. Six mois ont passé. Chien est engourdie par les évènements, mutilée dans sa chair – elle est incapable de manier sa hache – mais surtout dans son âme. Dans ce second tome, Chien fait office de “passeur” puisque l’histoire se centre sur Bréhyr, guerrière elle aussi, assoiffée de vengeance, en quête de ceux qui l’ont volée aux siens quand elle était enfant et massacré sa famille. Les uns après les autres, elle les a retrouvé et fait souffrir pour leur mise à mort. Reste Herôon, parti en croisade, qu’il faudra attendre au Tor, point de passage obligé pour les croisés qui rentrent de Terre Sainte. En échange de l’aide de Chien, Bréhyr lui promet un nom, son nom. Une quête pour une autre…
Morde le bouclier est plus court, plus ramassé, que Chien du Heaume. Il est aussi plus sec, à l’image du personnage de Bréhyr, toute en muscles fins et tendons, le coeur desseché par la haine, l’esprit hanté par la vengeance. Alors que, dans le premier tome, les rondeurs de Chien apportaient un peu de chaleur, ici tout le gras est enlevé. Le roman est plus âpre mais il gagne en intensité et en rythme aussi. L’intrigue est toujours aussi mince mais suffit à porter le roman jusqu’à son terme. Le personnage de Bréhyr, tendue vers un seul but, sans autre raison de vivre que de semer la mort parmi les bourreaux de sa famille, aurait pu sombrer dans la caricature mais il n’en est rien. L’évolution de Chien, qui retrouve un nom sans pour autant retrouver une identité, est un peu laissée dans l’ombre malgré le lien très fort qui unit Chien à un compagnon provisoire de voyage, un croisé qui a perdu la foi (et une jambe) dans l’empire ottoman. Les deux partageront la perte de leurs illusions. Le déroulement chronologique et linéaire pourrait nous offrir une simple histoire de double quête mais Mordre le bouclier est un peu plus que ça. Il est finement ouvragé, ciselé et affuté. Comme un peigne en corne, robuste malgré ses dents fines, qui aurait été sculpté de motifs délicats. un très beau peigne en somme.
La postface de Jean-Philippe Jaworski apporte sur le roman un éclairage particulier. Le degré de lecture de l’oeuvre est très au dessus du mien. C’est à la fois très enrichissant et un peu frustrant car j’ai l’impression d’être restée très en surface du roman…
Un, non, deux longs extraits (puissent l’éditrice et l’auteur me pardonner d’outrepasser le droit de citation) :
« Alors voilà, il m’a aimée quand j’étais jeune encore. Il m’a aimée, mais il voulait que je change. Les hommes et les femmes se frottent trop souvent le ventre en imaginant qu’il suffirait à l’autre de se transformer un peu pour être tout comme on désire. Alors, ils attendent de le voir mieux, plus fragile, plus tendre, plus chaud, le détail ou l’envie qu’ils se sont fourrée dedans la tête, comme si on choisissait son humain à la façon d’un ruban à l’étal d’un marchand. les gens ne muent pas, jamais, ils ne savent que montrer, ou pas, ce qu’ils sont au fond d’eux. Tout le monde se cache parce que tout le monde a peur des yeux de l’autre, Chien, et ceux qui hurlent le contraire le font sans doute encore plus que ceux qui se taisent.
Ton forgeron voulait que je mente, que je me change, et je refuse de passer mes journées à être une autre que moi. Tout ce qu’on nous donne en ce monde ce ne sont que quelques heures passées comme du sable dans l’eau, disparues, et je veux les vivre, moi, pas les jouer comme les bouffons sur leurs tréteaux. »
« Quant à ta question sur les livres, voici ma réponse. Je n’aime guère parler, ni qu’on me parle, si fait. Je trouve la parole épaisse et bourbeuse là où l’écrit cisèle et purifie la pensée. Trop de bruits de gorge, de fronts soucieux, de regards mal échangés contre le simple grincement de la plume sur le vélin ; propre, décidé, sachant son but. Elles sont rares, les bouches qui ne laissent échapper que ce qu’elles voulaient dire. Voici pour l’encre ; la suite est pour la lecture. Ce que j’aime dans les livres, c’est qu’il s’adressent à qui veut. […] Les livres redonnent une langue aux empereurs et aux morts, Chien. Ils sont… des bulles au creux des vitres ; le temps passe et elles demeurent là, et si on brise le verre, l’air qui s’en échappe vient pourtant d’un hiver passé. Comme ces gouttes d’ambre que l’on trouve dans le Nord, de ces perles de sang d’ours, de ces pierres de frères de la forêt. Dedans restent parfois des insectes, des feuilles, pris dans une matière qui les coupe du temps. Les livres sont ainsi, on les ouvre et en monte un parfum passé et ancien, non pas de poussière et d’ennui mais de sagesse et d’héroïsme. Du moins, les bons, ceux qui n’ont pas volé leur vélin. Vois-tu, tout ce que je penses des livres tient dans la marge d’un texte, où la plume d’un copiste, noire et droite à côté des vives enluminures, a noté de travers : « Dieu, j’ai si froid. » Voici la voix qui monte des livres. Voici ce que j’entends en parcourant un ouvrage ; la voix des morts, la voix des gens passés. Ainsi je n’oublie pas que je ne suis pas le seul à avoir vécu, le seul à arpenter la terre, que d’autres l’ont fait avant moi, et mieux, et plus longuement. Eux aussi avaient froid. »
- Lecture commune avec Efelle, Lorkhan, Shaya et Endea
- Lire les avis de SFU, Cédric Jeanneret, Les Lyonnes de la SF, Phenix Web, Serge Perraud, Mythologica, Elbakin, Pierre Jouan, Ptitetrolle, Blackwolf,
- Vous pouvez lire le prologue ici.
Je n’y ai pas totalement adhéré, assez surpris par les réflexions brusquement profondes des personnages…
@ Efelle : cela ne m’a gêné qu’à un seul moment : p120 quand Bréhyr se confie à la petite. j’ai trouvé la confession un peu trop intime. Bréhyr est très secrète se confie un peu trop facilement à une inconnue. Les réflexions profondes des personnages m’ont parues normales Saint Roses est un philosophe qui cherche “sa” lumière (est-il précurseur des Lumières). Et Bréhyr a eu toute une vie pour polir sa vision de cette vie justement. Si elle ne l’avait pas fait elle serait probablement devenue folle (bon d’une certaine façon elle l’est …)
et j’ai préféré [I]Mordre le bouclier[/I] à [I]Chien du heaume[/I] ça explique aussi pourquoi je n’ai gardé que la “magie” des mots pour oublier par qui et dans quelles circonstances il étaient prononcés
Je crois que je suis fan !^^
J’adore le style, j’adore l’ambiance, j’adore les personnages, j’adore toutes ces réflexions personnelles menées dans un monde moyenâgeux très sombre et très rude…
Si j’avais su, j’aurais voté pour ce roman au prix des blogueurs, tiens !
La postface de Jaworsky est très intéressante effectivement.
Bon sinon en ce qui concerne Mordre le bouclier, j’ai un tantinet moins apprécié que le premier opus mais lu quand même avec plaisir, la qualité est là, les sentiments sont décortiqués à la hache. Je reste que mon impression que c’est une excellente écrivaine.
J’ai aimé le même extrait que toi sur les livres ^^
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