Dixième entrée dans la série des Miscellanées de nouvelles. Champagne pour accompagner un menu 100% féminin (laissez tomber les stilettos et les paillettes, ce n’est pas le genre de la maison), 100% français et 100% numérique. Entrée, plat et dessert pour fêter ça.
En entrée, nous vous proposons « Le Dit de la pleine lune » de Mélanie Fazi. Paru initialement dans le n° 2 de la revue Mythologica spécial Lovecraft, cette courte nouvelle (22 pages) été proposée au téléchargement par le Bélial en janvier en attendant la parution du Bifrost n°77 consacré à l’auteure. Dans ce texte nous faisons la connaissance d’Apolline Grimaille, cartomancienne sans talent. Son jeu de tarot, lui, n’est pas aussi inoffensif. Les cartes, tirées dans un ordre particulier, recèlent le pouvoir de lever le voile sur un monde terrifiant, un monde que les artistes les plus torturés entrevoient, un monde qu’une confrérie, les Januaires, veut voir rejoindre notre réalité. Sur un motif classique (les arcanes du tarot) et avec une figure presque archétypale (une cartomancienne surannée), Mélanie Fazi tisse une nouvelle au fantastique léger mais non dénué de dangers évoquant la création artistique, la paranoïa ou la folie, dans une ambiance lovecraftienne. Pour ceux qui seraient séduits par la nouvelle de Mélanie Fazi et intéressés par les liens entre horreur et art, je ne peux que conseiller la nouvelle de David Miserque, « Le secret de Canaletto » parue dans l’anthologie Muséums.
Lire aussi les avis de Xapur, Baroona et Philémont.
Deux extraits du « Dit de la pleine lune » :
Les artistes sont des criminels. Tous ceux qui ont bouleversé l’art, créé des visions inédites, des démarches radicales, tous ceux qui ont inventé quoi que ce soit de novateur, c’est là-bas qu’ils sont allés le chercher. Depuis toujours, les rangs des Januaires comptent une majorité d’artistes.
Qu’on ne me fasse pas croire que Bosch ou Blake n’ont jamais soulevé le voile. Leurs œuvres l’affichent avec une impudeur qui me révulse. Une nuit, j’ai vu le Grand Dragon Rouge de Blake en rêve. J’ai vu jouer les muscles de ses ailes démesurées sous la peau de son dos nu. Je l’ai vu tourner vers moi sa tête humaine aux cornes recourbées. Il était gigantesque au point de masquer l’immensité du ciel.
Passons au plat principal à présent avec « L’Assassinat de la Maison du Peuple » de Sylvie Denis paru précédemment dans l’anthologie Futurs antérieurs (qui végète dans ma PAL) et proposé en numérique par ActuSF pour la modique somme de 0,99€ (une paille). Et pour le prix, vous n’êtes pas volé, ni en quantité (47 pages), ni en qualité : steampunk et art nouveau, balade dans un Bruxelles alternatif tout en passerelles et jardins en terrasse et souvenirs d’un passé dangereux qui pourrait refaire surface… Nous faisons la connaissance de George Mantour en 1913, architecte français exilé à Bruxelles. Les rumeurs annoncent une guerre à venir avec l’Allemagne. Mantour reçoit la visite d’un espion de Napoléon IV à la recherche d’une arme capable d’assurer la suprématie de la nation. C’est autour d’un bon repas que George évoque un épisode de son passé. Ce que j’ai préféré dans cette nouvelle ? Le chemin inattendu que prend le texte – après un début plutôt classique – avec un homme momifié dans la tourbe des Hautes Fagnes belges et une météorite au bien étrange pouvoir. Et l’immersion dans une Bruxelles architecturalement superbe de courbes gracieuses. Du steampunk sans corsets ni dentelles (et sans les stéréotypes féminins/masculins courants), j’adhère à 100%. Lire aussi l’avis de Strega. Un extrait :
Vitruve, l’architecte romain du 1er siècle avant Jésus-Christ, a résumé en trois mots les fondements de l’architecture. Commoditas : elle doit servir les besoins des habitants, soliditas : elle doit être bien construite et voluptas : elle doit être agréable à nos sens. On peut y ajouter un quatrième : localitas. Elle doit s’inscrire harmonieusement dans le site. La Maison ne remplissait pas cette dernière condition : on avait accordé au chantier, rue Joseph Stephen, une bande de terrain des plus étroites et le style d’Horta, tout en courbes métalliques et panneaux de verre, tranchait sur les immeubles classiques alentour. Cela ne l’avait pas empêché de souscrire aux trois autres conditions essentielles d’une œuvre réussie. La façade concave était belle avec sa structure métallique qui apparaissait au travers des larges baies ouvrant sur des plans dégagés. Ses équipements, dont un café, une salle de gymnastique et un auditorium de 1500 places, ainsi que les salles de réunion et de travail situées sur le pourtour de l’édifice, ne manqueraient pas de procurer à ses futurs usagers tout ce dont ils avaient besoin. Un des côtés avait été achevé, à titre d’échantillon, pour montrer aux officiels du parti que cet étrange édifice de fer allait bien correspondre à ce qu’ils attendaient.
En guise de dessert, direction « Le miroir d’Électre » de Jeanne-A Debats. Publié lors de la Décade de l’imaginaire organisée par l’Atalante. en juin 2014, cette nouvelle est parue précédemment dans l’anthologie Fragments d’une Fantasy Antique (anthologie que j’ai failli faire rentrer en PAL). Elle est courte (32 pages), mais, à sa façon, dense. Violette Nodier possède un don/malédiction (quel don n’en est pas une finalement ?) : chaque objet qu’elle touche provoque une vision et lui confie son histoire puis cesse définitivement de fonctionner. Elle se balade donc en permanence gantée et masquée pour se protéger des agressions extérieures et voit, sur les conseils de sa mère tyrannique, un psy. Et c’est dans l’escalier du cabinet de ce psy qu’elle rencontre Adam Naudin. Coup de foudre immédiat et réciproque. Dans le même temps, Naudier père, présumé mort au combat, réapparaît à la grande contrariété de Naudier mère (qui avait un amant). pire, il revient accompagné d’une maîtresse. Au delà des intrigues amoureuses (si tant est qu’on puisse parler d’intrigues), le texte transpose tout un pan de la mythologie grecque à notre époque (y compris les histoires de coucheries). La figure du Destin, les Parques, Cassandre, les Gorgones, et bien d’autres clins d’œil parsèment le récit. La psychanalyse à deux sous se fait étriller avec verve. Et si Violette parvient à s’émanciper et à se libérer de sa destinée, c’est toujours le Destin qui mène les hommes… Lire les avis de BlackWolf, Baroona, Vert, Dionysos.
Adam vola un couteau sur une table déserte et glissa la lame sous un pli. L’emballage se déchira avec un bruit soyeux. Il en extirpa un coffret rectangulaire de bois sombre, cerisier ou chêne, excellent travail du début du siècle précédent. Une plaque de cuivre gravée était incrustée sur le couvercle. Elle représentait un homme en toge utilisant un abaque et entouré de trois femmes brandissant un fil terminé par un fuseau. Le fil se subdivisait dans leurs dos en un écheveau de fils qui couvraient les murs, formant une espèce de toile d’araignée géante à l’échelle des personnages.
Adam se mordit les lèvres, hésita, jetant un coup d’œil à sa voisine. Il se décida enfin et fit jouer la serrure. Apparut une plaque de métal brillant de la taille d’une paume ouverte, ovale, aux rebords sculptés de feuilles d’acanthe. On aurait dit un miroir de poche pour dames. L’objet était confortablement niché dans un lit de mousse high-tech à ses mesures exactes. Adam le retira de son logement, faisant jouer les reflets des néons agressifs du café sur la surface piquetée ça et là de points noirs ou rouille.
— C’est très beau. On dirait du vieil argent, remarqua Violette, perplexe.
Adam ne répondit pas et passa un index prudent sur le métal lisse. Aussitôt, il s’illumina comme un écran de téléphone mobile, d’étranges icônes s’y dessinèrent dans des couleurs pastel un peu grinçantes.
Trois textes.
Trois voix de femmes différentes.
Toutes talentueuses.
Que demander plus ?
La guirlande de logos du jour (j’optimise, j’optimise).
Défi SFFF au féminin
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