Paideia – Claire Garand

Paideia

De Claire Garand

La Volte – 320 pages

Paideia : du grec ancien, éducation et instruction de la perfection et de l’excellence visant à former les meilleurs citoyens, à même de créer la cité idéale.

Dix petites filles

Dix jeunes filles, âgées de seulement sept ans, évoluent chacune dans une station en orbite autour de la Lune, accompagnées d’un couple parental. Parmi elles se trouve la narratrice, qui rêve d’explorer l’univers et de prendre sa revanche sur les harceleuses qui ne cessent de la tourmenter lors des classes (virtuelles, mais la douleur est bien réelle). Les autres la considèrent comme la moins intelligente en raison d’un écart dans le résultat d’un test d’intelligence. Malgré leur jeune âge, ces fillettes possèdent un corps vieilli artificiellement, car elles sont destinées à devenir les mères d’une future humanité. La Terre, devenue inhabitable, n’est plus une option, et elles devront passer le reste de leur existence sur une Lune terraformée à enfanter pour éviter l’extinction de l’espèce. Leur destin est scellé, sans possibilité de fuir ou d’explorer d’autres horizons. La narratrice se berce d’illusions quant à la véritable nature de la mission qui leur est confiée. Lorsqu’elle prend conscience de l’existence qui l’attend, elle refuse de se soumettre et cherche un moyen d’échapper à son destin et de réaliser ses rêves d’exploration.

Utilitarisme vs conséquentialisme

Dans Paideia, Claire Garand aborde les thèmes de la liberté, du choix et du libre-arbitre, de la condition humaine (et spécifiquement celle des femmes, réduites ici à leur appareil reproductif et à leur capacité à enfanter) ainsi que de la pression sociale subie et amplifiée par une société moribonde. Toute société aspire à perdurer et incite les femmes à devenir mères. Mais dans une société sur le point de  disparaître quel possibilité reste-t-il ? De l’incitation on passe à l’obligation de se reproduire, sans considération éthique. Aucune des petites filles du roman ne désire être mère mais elles ont toutes compris et accepté la nécessité d’enfanter (une vision utilitariste de leur existence). La narratrice se rebelle sans percevoir les conséquences à long terme de ses actions tant pour elle que pour ce qui reste de l’humanité. La trajectoire de la narratrice pose des questions éthiques, morales (faut-il sauver le plus grand nombre et à quel prix ou préserver l’individualité et à quel prix ?), philosophiques passionnantes et en résonance avec notre société actuelle.
Dans ce huis clos oppressant et artificiel, Claire Garand nous plonge au cœur de l’expérience du personnage en adoptant le point de vue de la narratrice : une petite fille à la fois intelligente, naïve et immature, prise entre une forme d’innocence enfantine et la nécessité de devoir grandir rapidement. La narration, déroutante de prime abord, nécessite de se laisser porter un temps pour pouvoir ensuite apprécier toute la richesse du roman. Vous l’avez compris, Paideia est un roman à lire et Claire Garand une autrice à suivre.

Un extrait

Au programme de ce soir, révision d’histoire terrienne, pour savoir d’où nous venions, disait madame Naïma. Encore !
J’en avais marre du passé où je n’étais pas née, je voulais l’avenir. Le mien. Glorieux et éclatant.
Heureusement, la leçon s’avéra facile : je retenais tout ce que je lisais pendant que mon idée exceptionnelle tournoyait et mutait dans mon esprit en tâche de fond, se transformant peu à peu en obsession dont les têtes multiples s’entredévoraient pour renaître doubles.
Si simple et si évidente qu’elle aurait dû me frapper plus tôt. J’étais trop timorée.
Aucune grande exploratrice n’était timorée. Valentina Terechkova n’était pas timorée, Claudie Haigneré n’était pas timorée, Liu Yang n’était pas timorée, Mae Jemison n’était pas timorée, Anousheh Ansari n’était pas timorée, Yi So-yeon n’était pas timorée, Samantha Cristoforetti n’était pas timorée, Jessica Meir n’était pas timorée, toutes savaient qu’un pas de côté les déporterait sur la piste sanglante et prestigieuse de Judith Resnik.
Moi aussi, s’il le fallait, j’exploserais en vol !
Cours terminé. Demain serait le jour de parler grec-mort. Comment, parmi ces langues tuées, certaines l’étaient-elles plus que d’autres ? Chacune, disait madame Naïma, construisait une conception du réel que nous devions imbriquer dans les autres, pour mieux nous préparer à un avenir incertain. Je pris soin de vérifier quelques mots pour me rafraîchir la mémoire parmi tant de doubles sens ; même paideia signifiait autant « éducation » qu’« enfance » ou même « châtiment ».
Dans la nuit artificielle, on n’entendait que le bruit régulier de la soufflerie, un aspirateur continu. Au contraire, sur la Lune régnait le silence, disait papa. Je ne l’avais jamais connu, le silence, quel effet produirait-il sur moi ?
Je tournai la tête vers les cabines dormitoires. Au milieu des ronronnements habituels que mon cerveau effaçait sans y penser, mon couple parental respirait posément, en plein sommeil.
C’était le moment de mettre à exécution mon idée exceptionnelle réservée aux conquérantes audacieuses.
J’ai attendu quelques secondes, ou peut-être hésitai-je, puis je me suis propulsée vers la réserve en frissonnant de plaisir anticipé.

Cet article a 7 commentaires

  1. Vert

    Intéressant, je vais garder le titre en tête.

  2. Je suis d’accord avec toi, j’ai eu du mal dans un premier temps mais quand j’ai recommencé la lecture quelques semaines plus tard j’ai trouvé ce roman plutôt intéressant. Et je me pencherai sans hesiter sur la prochaine parution de l’autrice.

  3. Lhisbei

    Toujours laisser une seconde chance aux bouquins (le tout est de trouver le bon moment – parfois, il n’y en a pas oups). 😉

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