De Catherine Dufour
Seuil, collection Cadre noir – 224 pages
Heureux, vous les pauvres… ou pas.
Claude vient d’avoir quarante ans. Pas la quarantaine épanouie et riante. Son métier – opératrice de saisie – est en voie de disparition, laminé par le numérique. De prestations de Pôle emploi en stages de formation, elle avait lentement dégringolé la pente jusqu’à se retrouver au RSA et dans l’incapacité de payer le loyer de son studio d’Issy-les-Moulineaux. Bientôt SDF et sans mec ni beaucoup d’amis, son avenir se résume à un gouffre béant prêt à l’engloutir. Via son profil Linkedin (conseil de Pôle emploi), où il est noté qu’elle a travaillé en intérim à la préfecture de police de Bobigny, elle reçoit ce qu’elle pense être un message d’arnaque. En réalité, Mirth un américain, croyant qu’elle a travaillé pour la police française, la contacte et la missionne pour enquêter sur la disparation d’une famille après avoir loué le manoir « chez Tante Colline » dans la campagne reculée. L’américain paie les frais et un mois de location. Une belle opportunité pour Claude : un logement et une paie pour un mois, ça ne se refuse pas, même si les précédents locataires ont disparu sans laisser de trace. Elle liquide le peu de biens qui lui reste et s’achète un billet de train pour la gare de Montigny-en-Fresnois (Montigny-en-Fresnois est une commune fictive du roman de Colette, Claudine à l’école). Elle achète une vieille voiture au garagiste et margoulin du coin et direction « Le logement de tante Colline ». Une fois sur place, Claude rencontre un léger problème : la maison est hantée. Elle n’a pas le choix : elle va devoir poutrer du fantôme… ou autre chose.
Claude acheva pensivement la tartine. De l’autre côté de la vitre, une brume d’automne mouillait les toits bas d’Illionville. Alors quoi ? Claude renifla. Alors, il s’agit que là-bas, c’est chez moi, maintenant. Au moins pour un mois. Ou plus ? Elle ouvrit grand les yeux : après tout, elle était sans domicile fixe, et la maison de tante Colline était un domicile sans habitant fixe. Il lui parut soudain évident qu’elles étaient faites pour s’entendre, toutes les deux. Et si Mirth, le loueur, y trouve quelque chose à redire, qu’il vienne me le redire en face ! J’aurai deux-trois réflexions à lui faire, en retour. Le seul problème, c’est que la maison était hantée. Par une créature assez costaude pour bugner un coffre. Claude fixait, au fond de sa tasse, le café noir où la lumière du jour trempait un croissant d’argent. L’une de nous deux est de trop, c’est tout. Claude ne savait pas du tout comment gérer une maison hantée, ni comment se débarrasser d’une créature. Mais je parie que d’autres que moi y ont réfléchi, et ont trouvé des solutions. Claude saisit « médiathèque » sur Google Maps.
De l’horreur, des horreurs
Une maison hantée de spectres – une jambe noire de gangrène qui se balade seule, une petite fille en robe blanche bien flippante entre autres joyeusetés -, des références à Stephen King ou au cinéma fantastique et des scènes qui valent bien celles des grands maîtres de l’horreur, Catherine Dufour sait où et comment emmener ses lecteurs et lectrices dans les méandres de la peur. Mais à cela s’ajoute une dimension toute aussi effrayante bien que plus chiche en pyrotechnie. L’horreur sociale. Le désespoir, la perte de statut et d’identité avec le chômage, l’absence de place dans la société qui entraînent une mort sociale. La misère, la faim, le froid qui entraînent la mort physique. Des centaines de SDF en France à avoir trépassé dans la rue, sous un porche, dans un parking, dans un abri de fortune fait de cartons. Claude, celle qui va basculer, nous fait éprouver cela dans notre chair et dans nos âmes. Claude ce peut être vous, ce peut être moi. Claude a quarante ans en paraît probablement soixante parce que la galère use, ratiboise, et tue à petits feux, vous cuisine lentement, douloureusement, jusqu’à vous avoir. Les fantômes, à côté, c’est peanuts. Et Claude est une résistante. Avec l’énergie du désespoir, si tant est que cette dernière existe, elle refuse de se laisser effacer.
Que pouvait-elle espérer, seule, au cœur de l’hiver, avec pour seul refuge un bistrot, pour seul abri une voiture, face à tant de siècles de méchanceté embusquée dans un gigantesque manoir ? Elle se battit mentalement les flancs, comme chaque fois qu’une envie de mourir la submergeait. Le désespoir, c’est un luxe. Tu n’as pas les moyens. La méchanceté du monde, elle avait l’habitude. Le monde, au fond, n’avait jamais attendu d’elle qu’une chose : qu’elle disparaisse. Pire : qu’elle n’existe pas. Les pauvres, ça encombre. Les chômeurs, c’est des gêneurs.
Du panache…
Et du style pour ce Bal des absents. Catherine Dufour est armée et dangereuse : une plume ciselée, trempée dans le vitriol, l’ironie et l’hémoglobine, sans concession mais avec des accents poétiques, capable de rendre vraisemblables les horreurs les plus insoutenables ou les plus prosaïques, sans vulgarité (jurer n’est pas vulgaire), sans voyeurisme. Incisif et percutant. Au bal des absents est à lire de toute urgence.
- De Catherine Dufour sur le RSF Blog : Le Goût de l’immortalité, Ada ou la beauté des nombres
- Lire les avis de Tigger Lilly, Gromovar, Lune, Yogo, Alys, Celindanaé, Bouddica, Elhyandra, Feyd Rautha, Le Chien critique, Zina, Itenarasa.
Tu restes sans voix Tigger Lilly ? 😀
Très jolie chronique !
Merci ! 🙂 C’est un excellent bouquin, ça aide.
J’ai beaucoup aimé aussi, même je n’ai pas été autant marquée par l’aspect social que toi. C’est un super bouquin. Il faudra que je lise autre chose de Dufour.
Oh désolée, je n’ai pas vu ta chronique. Je la lie de suite. J’aime beaucoup ce que fait Catherine Dufour (mon préféré reste Le Goût de l’immortalité ceci dit 🙂 )
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