De Susanna Clarke
Robert Laffont, 306 pages. Traduction de Isabelle D. Philippe
Un labyrinthe minéral
Le Monde dans lequel évolue Piranèse, principal protagoniste de ce roman, se caractérise par son gigantisme avec d’immenses salles peuplées de centaines de statues colossales, reliées entre elles par des portes de plusieurs mètres de haut, des arches multiples ou des escaliers aux marches qu’on escalade. Certaines salles du Palais sont plongées dans la pénombre, d’autres sont à moitié en ruine ou se sont écroulées sur et dans des salles d’un niveau inférieur. L’espace, à l’image des Prisons imaginaires de l’architecte et graveur Giovanni Battista Piranesi, est à la fois vertical et horizontal, clair et obscur, avec des perspectives impossibles et des proportions monumentales. Les marées parfois violentes viennent encore renforcer les dangers qui guettent. Difficile de se construire une carte mentale de ces espaces minéraux et labyrinthiques y compris pour Piranèse qui s’emploie à cartographier son Monde au bénéfice de l’Autre, seul autre être vivant connu. L’objectif de cet Autre ? Retrouver un Secret perdu…
Les choses ne sont pas ce qu’elle semblent être
Ces espaces impossibles et la solitude pourraient rendre fous. Mais Piranèse semble être parfaitement en accord avec ce monde qu’il aime et dont il croit être aimé en retour. Ce n’est que lorsqu’il se rend compte, en retrouvant de vieux carnets écrits de sa main, qu’il a perdu la mémoire. Commence alors pour lui une spirale de questions sur sa santé mentale : devient-il fou, est-il déjà fou, était-il fou et a-t-il recouvré la raison grâce au Statues bienveillantes ? Connaissait-il autre chose que le Monde dans lequel il évolue ? Ce qui lui paraissait naturel et normal, cohérent, dans le Palais prend alors une saveur étrange. La candeur et la naïveté laissent place à la douleur et aux découvertes. Lorsque d’autres Personnes, bien vivantes elles aussi, apparaissent, la Vérité se fait peu à peu jour même si éventer les secrets et dénouer les fils doit conduire à la fin d’un monde.
Piranèse nous plonge dans un monde onirique, tout aussi sublime que tourmenté, ouvert à de nombreuses interprétations possibles. Ceci dit, le principal plot twist (je barbarise si je veux) ancre le roman dans une dimension fantasy urbaine qu’il convient de ne pas divulgâcher ici (Team Cédric Jeanneret). Au travers de ses journaux, Piranèse nous fait découvrir ce Palais étrange et remonter le fil de son histoire personnelle. La narration, maîtrisée de bout en bout, laisse cependant deviner quelques éléments clés, conférent aux lecteurices un temps d’avance dans la compréhension. Une réussite, en somme.
Citation
J’interrompis ma lecture et me levai, ayant du mal à respirer. J’eus une violente envie de jeter le Journal loin de moi. Les mots écrits sur la page – de ma main ! – ressemblaient bien à des mots, mais en même temps je savais qu’ils étaient dénués de sens. C’étaient des inepties, du charabia ! Quelle signification pouvaient avoir des mots tels que « Birmingham » et « Pérouse » ? Aucune. Il n’y a rien au Monde qui leur corresponde.
L’Autre avait raison, après tout. J’avais oublié tant de choses ! Pire encore, au moment même où l’Autre déclarait qu’il me tuerait si je devenais fou, je découvre que je suis déjà fou ! Ou, si je ne suis pas fou maintenant, je l’ai certainement été par le passé. J’étais fou quand j’ai rédigé ces entrées !
Je n’ai pas jeté le Journal. Je l’ai laissé choir sur les Dalles et je suis parti. Je voulais mettre une distance physique entre Moi et ces preuves de ma folie. Les mots ineptes – Pérouse, Nottingham, université… – résonnaient dans ma tête. Je ressentais une grosse pression comme si une foule d’idées informes allait se répandre dans ma conscience, apportant avec elles plus de folie ou sinon de compréhension.
Je traversai rapidement plusieurs Salles, sans savoir où j’allais ni sans m’en soucier. Soudain, je vis devant moi la Statue du Faune, la Statue que j’aime par-dessus toutes les autres. Son visage serein, légèrement souriant. Son index doucement pressé sur ses lèvres. Dans le passé, j’ai toujours pensé qu’il voulait me mettre en garde par son geste : Fais attention ! Mais aujourd’hui celui-ci semblait avoir une signification entièrement différente. Chut ! Console-toi ! Je grimpai sur son Socle et me jetai dans ses Bras, enroulant le mien autour de son Cou, entrelaçant mes doigts dans les siens. En sécurité dans son étreinte, je pleurais ma Santé mentale. De grands sanglots s’élevaient, presque douloureusement, de ma poitrine.
— Chut ! me disait-il. Console-toi !
- Lire les avis de Cédric Jeanneret, Lune, Alias, Fourbis & Tétologie.
Il m’intrigue énormément celui-là, à force d’en lire du positif je vais bien finir par le tenter. En espérant juste ne pas devenir fou pendant ma lecture, parce que rien qu’à lire ton avis et tenter d’imaginer la situation, je titube. >.<
Aucun risque. Si tu as survécu aux tendances suicidaires de Spofforth, tu devrais encaisser la démesure du Palais sans problèmes 😀
Très tentée ! Un texte qui a l’air vraiment intéressant, tant dans l’écriture que dans le propos
Laisse toi tenter, il vaut le détour 🙂
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