De Stephen King
Albin Michel – 944 pages
Des livres qui survivent à une traduction approximative, j’en connais peu. 22/11/63 fait mieux que survivre à une traduction approximative (si j’étais méchante je dirais plutôt « traduction à la truelle maniée par un maçon alcoolo qui n’a pas dessoûlé depuis le mariage de son fils »). Il parvient à faire oublier le filtre déformant du traducteur pour laisser éclater le génie de Stephen King. Parlons pour commencer de cette traduction bancale. Ce n’est pas tant à la traductrice que j’en veux. Ses « camionettes à plateau » pour « pick-up » prêtent plus à rire qu’autre chose (et nous ramènent au mieux dans le secteur du bâtiment ou du dépannage), les « ma pépette » et le « copain » pour « buddy » seront pardonnés parce que l’action se place dans les sixties. Celui qui me met en pétard par contre c’est l’éditeur. Je me demande de combien de temps à disposé la traductrice pour boucler la traduction de ce pavé. Et à quel tarif… Parce que, bon, du King ça se vend. L’éditeur sait qu’il va en vendre suffisamment pour rentabiliser sa traduction. Autant y mettre les moyens financiers et le temps nécessaire pour peaufiner le rendu final (ce qui implique ne pas se passer d’une phase de correction approfondie). Je ne peux imaginer l’éditeur assez cynique pour se dire que de toute façon, peu importe la qualité du bouquin (bouse ou chef d’oeuvre, traduit avec panache ou trahi par incompétence), il se vendra de toute façon puisqu’il est signé Stephen King. D’autant que le prix, pour 944 pages en grand format, se révèle on ne peut plus raisonnable (25.90€ – ce qui me ramène à la question du salaire de la traductrice et du correcteur…). Bref, encore une fois, je regrette de ne pas lire en anglais.
Pourtant 22/11/63 dépasse ce handicap de la traduction mal fichue. Stephen King parvient à nous faire entendre sa voix, malgré le filtre méchamment déformant, et cette voix se révèle puissante et subtile. 22/11/63 c’est une date (vous aviez remarqué, je sais). C’est la date de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, président des Etats-Unis, par Lee Harvey Oswald, à Dallas. Jake Epping, notre « héros » et narrateur de l’histoire, vit une vie tranquille, et un peu ennuyeuse il faut le dire, de professeur d’anglais à Lisbon Falls. Son quotidien se trouve bouleversé quand Al, gérant d’un dinner, lui révèle qu’il peut remonter le temps. Il existe, dans la réserve de la roulotte, un « passage » qui mène au même endroit mais en 1958. Atteint d’un cancer incurable, Al supplie Jake de faire le voyage (peu importe le temps passé dans le passé, dans le présent il ne s’écoule que deux petites minutes) et de faire ce que lui n’a pas eu le temps de réaliser : éviter l’assassinat de JFK. Ce qui implique de vivre dans le passé de 1958 à 1963 et d’enquêter sur Lee Harvey Oswald pour éliminer tout risque « d’erreur sur la personne » (est-il bien l’assassin de JFK ? A-t-il agi seul ? Ce qui permet aussi à Stephen King de méditer sur les théories du complot autour de cet évènement qui a meurtri les Américains – et qui les hante encore). C’est donc sur cette vie que va se concentrer le propos de Stephen King. Comment vit-on dans les années 60 ? Comment s’y adapte-t-on ? Stephen King semble assez nostalgique de cette époque que j’ai envie de qualifier de bénie. Le travail ne manquait pas, l’économie se développait, les réglementations, plus lâches, permettait une forme de liberté doublée d’une inconscience bienheureuse (mais dangereuse). Jake s’y adaptera plutôt bien d’ailleurs. Évidemment, en 5 ans, sur place, Jake va vivre et qui dit vivre, dit souvent, tomber amoureux… L’uchronie n’arrive qu’en toute fin du roman et n’en constitue donc pas l’intérêt principal. Elle n’est que le prétexte à une très belle évocation (très fouillée) de l’Amérique des années 60. Le lecteur est immergé dans cette époque, par le prisme du quotidien de Jack Epping, professeur (car, oui, c’est une vocation et on n’oublie pas une vocation aussi facilement), et écrivain (ce qui offre quelques digressions sympathiques sur ce qu’est être écrivain, digressions que Stephen King a parfois l’habitude de faire dans ses romans – comme Misery pour n’en citer qu’un). On a donc ici une très belle histoire de vie, avec un peu de suspens sur la partie enquête et la tentative d’éviter l’attentat. Le jeu sur les voyages dans le temps est rondement mené et leurs conséquences (sur le traditionnel battement d’aile du papillon) bien exploitées. Et, petit tension supplémentaire : le passé refuse de se laisser modifier aussi simplement que ça et tente de s’harmoniser en permanence, ce qui épice le récit d’une touche de fantastique. (Et il y a le rock et la danse et, ça ça compte aussi dans le plaisir de lecture). Les pages défilent toutes seules et à la fin on regrette que ce soit déjà fini. La fin se révèle ici tout à fait à la hauteur du bouquin (pas de happy end mièvre avec Stephen King et c’est heureux). Du début à la fin, et malgré la traduction imparfaite, je suis restée subjuguée.
Vous le savez, je n’aime plus lire les briques qui scient les poignets. Ici le choix du papier, très fin mais très agréable au toucher, permet au livre de ne pas être trop lourd ou trop épais. Il n’empêche que j’ai lu ce roman en alternance sur la liseuse (le roman n’entrait pas dans le sac à main)(précisons que l’epub légal est hors de prix) et en papier. Il faut aussi mentionner le magnifique travail sur la couverture. L’éditeur a fait le bon choix en utilisant la couverture de l’édition US, couverture composée d’articles de journaux annonçant la mort de JFK au recto et de fausses coupures de journaux annonçant l’attentat manqué.
Deux citations (parce que King a le sens de la formule) et un extrait pour terminer :
« Je lui avais répondu qu’il était absolument libre de son opinion, car l’opinion, c’est comme le trou du cul, tout le monde en a une. »
« Les coupes de cheveux changent, la longueur des jupes, l’argot aussi, mais l’administration des lycées ? Jamais. »
« Quelque chose de mal, quelque chose de mauvais.
Certaines maisons désertées, par exemple, qui semblaient vous regarder comme les visages de gens souffrant d’une horrible maladie mentale. Une grange vide à la périphérie de la ville dont la porte du grenier s’ouvrait et se fermait lentement sur des gonds rouillés, dévoilant l’obscurité, la dissimulant, puis la dévoilant à nouveau. Une clôture défoncée sur Kossuth Street, à une rue à peine de la maison où Mrs. Dunning et ses enfants habitaient. On aurait dit que quelque chose – ou quelqu’un – avait été balancé à travers cette clôture dans les Friches-Mortes en dessous. Une aire de jeux déserte dont le manège tournait lentement alors qu’il n’y avait aucun enfant pour le pousser et aucun vent perceptible pour le faire bouger. Il grinçait sur ses roulements à billes cachés tandis qu’il tournait, tournait. Un jour, j’ai vu un Jésus grossièrement sculpté descendre le canal au fil de l’eau et disparaître dans le tunnel passant sous Canal Street. Il mesurait un mètre de long. On distinguait ses dents entre ses lèvres écartées en un rictus hargneux. Une couronne d’épines, posée de traviole de façon désinvolte, lui ceignait le front ; des larmes de sang avaient été peintes sous les yeux blancs bizarres de cette chose.
On aurait dit un fétiche vaudou. Sur le pont appelé pont des Baisers, dans Bassey Park, parmi des déclarations de fidélité à la devise du lycée et des promesses d’amour éternel, quelqu’un avait gravé ces mots : JE VAIS BIENTOT TUER MA MÈRE, et au-dessous quelqu’un avait ajouté : GROUILLE ELLE EST POURI DE MALADIT. Un après-midi, alors que je longeais à pied le côté est des Friches-Mortes, j’ai entendu un glapissement horrible et quand j’ai levé les yeux, j’ai aperçu la silhouette d’un homme debout sur le pont de chemin de fer pas loin. Il avait un bâton à la main qu’il élevait et qu’il abaissait. Il frappait sur quelque chose. Le glapissement a cessé et j’ai pensé, C’était un chien et il l’a achevé. Il l’a amené ici au bout d’une corde et l’a battu à mort. Évidemment, je n’avais aucun moyen de le savoir… pourtant je le savais. J’en ai eu la certitude sur le moment, et j’en ai encore la certitude maintenant.
Quelque chose de mal.
Quelque chose de mauvais. »
- Lire les avis de BiblioMan(u), Anudar, JainaXF, Eric Dumais, Archessia, Pierre Faverolle, Le Bouquinovore,
Lu pour le Prix ActuSF de l’Uchronie 2013
Une critique rendant bien compte, à mon avis, de l’intérêt de ce livre. Merci pour le lien
@Anudar : je t’en prie c’est un livre magnifique. et merci de ta visite !
Ce qui fait 2,7 cents la page en français Je sens que je vais devoir le rattraper mais, curieusement, je ne suis guère tenté.
Je reverrai plus volontiers American Graffiti
J’ai adoré ma lecture aussi (par contre je traine avec ma chronique )
Les avis que j’ai lus sont tous unanimes quant à la traduction.
C’est vrai que le côté » hey copain », ça fait comique Maintenant c’est vrai que ça faisait -peut être- d’époque Mais sinon je n’ai pas trop été dérangée par ça (c’est heureux d’ailleurs).
J’ai adoré suivre Jack… L’intrigue est vraiment passionnante! Merci pour ta chronique!
merci pour cette critique appétissante !
Hey Copine ! ;o) Non y’a pas à dire ça passe pas…
Content de voir qu’on en a le même ressenti : King sait écrire (et décrire) le quotidien et s’amuse avec les formules à l’emporte-pièces du type « c’était mieux avant », s’auto-référence, montre qu’il sait gérer le voyage dans le temps aussi bien que Jack Finney (P’tain ! Le voyage de Simon Morley, Mec !) et jouer avec l’uchronie sans se brûler comme tant d’autres Auteurs avant lui (Philip Roth ?) ;o)
Mais le truc qui m’a touché c’est qu’on a affaire à une histoire d’amour passionnante !
Pour ma part l’une des grandes uchronies de l’année 2013.
En dehors de la traduction hésitante (pour ma part je râlerai surtout sur le fait qu’on sent qu’il n’y a plus de travail de relecture pour lisser la traduction et revoir certaines formulations, certaines phrases) je me suis également énervé sur la couverture souple : Au prix du livre une couverture « en dur » n’aurait pas été un luxe et permettrait à celui-ci de tenir longtemps. Bon je retourne lire Malédiction, avec qui je m’éclate beaucoup !
Bertrand
Pas forcément extrêmement tenté non plus au départ, mais pourtant il y a un petit quelque chose qui me titille.
Et cette chronique donne bien envie en plus !
» Ses « camionettes à plateau » pour « pick-up » prêtent plus à rire qu’autre chose (et nous ramènent au mieux dans le secteur du bâtiment ou du dépannage), les « ma pépette » et le « copain » pour « buddy » »
Hop au bûcher (livre +éditeur +traductrice)
On me l’a encore récemment plus que fortement recommandé mais depuis « Dôme », je me méfie de King comme de la peste je dois dire… Peut-être plus tard, quand l’amertume de la déception sera passée, là je ne peux pas.
Je l’ai en VO sur ma liseuse, je vais éviter la traduction… C’est vrai qu’on apprend beaucoup d’argot sympa en lisant King en VO…
J’ai bien envie de le lire (et tu confirmes mon envie), mais vu ce que tu dis de la traduction, je me demande si je vais pas plutôt opter pour la VO…
C’est malin, je voulais pas le lire moi. Bravo.
Question tarif, elle a l’air d’être bien établie la traductrice. (http://www.sudouest.fr/2012/08/17/nadine-gassie-la-voix-de-stephen-king-796659-3333.php)
Quoique… J’ai 20 ans d’expérience et certains clients ne comprennent pas que je n’accepte pas leurs tarifs insultants.
Enfin… Heureusement, pour l’anglais, je n’ai pas besoin de lire des traductions.
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