De Paolo Bacigalupi
Au Diable Vauvert – 596 pages
Une fois n’est pas coutume, laissons Paolo Bacigalupi planter le décor avec cet extrait :
« Le soleil se glisse par-dessus le bord de la Terre, baignant Bangkok de son feu. Il se jette, comme fondu, sur les os des tours désolées de l’Expansion et sur les chedis dorés des temples de la ville, les engloutit de lumière et de chaleur. Il enflamme les hauts toits pointus du Grand Palais, où la Reine Enfant vit cloîtrée avec ses dames de compagnie, et les ornementations en filigrane du mausolée des piliers de la ville, où les moines chantent vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept pour les murs et les digues de la cité. L’océan à la chaleur de sang clignote de vagues bleu miroir comme le soleil se déplace, brûlant.
La lumière frappe le balcon du sixième étage d’Anderson Lake et se déverse dans son appartement. Les lianes de jasmin au bord de la véranda bruissent dans le vent chaud. Anderson lève le regard, ses yeux bleus plissés d’éblouissement. Des bijoux de sueur apparaissent et scintillent sur sa peau pâle. Au-delà de la balustrade, la ville ressemble à une mer fondue, brille d’or aux endroits où le verre et les flèches accrochent l’explosion lumineuse.
Il est nu dans la chaleur, assis sur le sol, entouré de livres ouverts : catalogues de faune et flore, notes de voyages, une histoire détaillée de la péninsule du Sud-Est asiatique sont éparpillés sur le tek. Des tomes moisis, en lambeaux. Des bouts de papier. Des journaux à moitié déchirés. Les souvenirs déterrés d’une époque où dix mille plantes jouaient du pollen, des spores et des graines. »
Il n’a donc fallu à Paolo Bacigalupi que ces quelques mots, bien choisis et bien tournés il est vrai, pour nous projeter dans la fournaise de Bangkok. Nous sommes à la fin du du XXIe siècle, après un grand krach énergétique mondial qui a donné naissance à une nouvelle valeur étalon et refuge (comme a pu être l’or à une autre époque) : la calorie. Anderson Lake gère une usine de fabrication de pile à ressort. Ce travail de gérant n’est en fait qu’une couverture lui permettant de fureter dans la ville. En réalité Il espionne pour une multinationale agro-alimentaire AgriGen, compagnie à côté de laquelle Monsanto fait figure d’ange (de l’apocalypse en l’occurence). On trouve en Thaïlande des fruits et légumes, disparus depuis longtemps et dont la réapparition ne peut signifier qu’une chose : la Thaïlande possède une banque de semences naturelles sur laquelle AgriGen aimerait bien mettre la main. Et comme ces nouvelles espèces génétiquement recréées se montrent « naturellement » résistantes à la rouille vésiculeuse et autres pestes – corollaires malheureux des manipulations génétiques à outrance réalisées par ces fameuses compagnies agro-alimentaires – qui éradiquent méthodiquement la faune et la flore, cela signifie aussi qu’ils ont les équipes scientifiques capables de manipuler avec talent cette banque de semence. Il n’y a d’ailleurs plus rien de naturel dans ce monde post-cataclysmique (où la montée du niveau des océans a englouti des pays entiers au fait) mais tout ce qui a disparu a été remplacé artificiellement : les éléphants par des mastodontes, les chats par des Cheshire (oui comme dans Alice)… La Thaïlande prospère donc pendant que le reste du monde crève de faim et le reste du monde, surtout les anciennes grandes puissances, ne supporte pas la déchéance. Le protectionnisme de ce petit pays qui s’entête à refuser le libre-échange, le commerce mondial et les bienfaits qui vont avec (si, si !) agace aussi beaucoup. Comme par un effet miroir, au sein du gouvernement thaïlandais, le Ministère de l’Environnement et le Ministère du Commerce s’opposent et défendent chacun une vision d’un avenir possible.
Dans ce monde où les jours de l’homme sont de plus en plus comptés (la nature recréée par l’homme à son image lui est hostile, voila qui ne manque pas de piquant…), Paolo Bacigalupi s’attache au destin de personnages emblématiques. Anderson Lake dont nous avons fait la connaissance plus haut incarne le monde occidental qui essaie de continuer à dominer le monde. Emiko, une automate-geisha dont les Japonais sont friands. Au Japon, Emiko avait un statut : le Nouveau Peuple avait obtenu une forme de reconnaissance pour les services qu’il pouvait rendre. En Thaïlande elle n’est au mieux, qu’une abomination, au pire, un démon à exterminer. Un bordel est son seul refuge. Hock-Seng, est un yellow-card, un réfugié chinois de Malaisie, qui a perdu fortune et famille lors de la révolution et qui tente de reconstruire sa vie. Jaidee, dit le Tigre de Bangkok est une chemise blanche, un officier du ministère de l’Environnement, qui résiste un peu à la corruption. Il est toujours accompagné de Kanya, son adjointe. Tous ces personnages luttent pour survivre, vivre ou, plus prosaïquement, pour le pouvoir, l’argent et le prestige. Rien de nouveau sur le soleil me direz-vous… La nature humaine (fort bien incarnée dans ces personnages) étant ce qu’elle est, non. Mais le traitement que réserve Paolo Bacigalupi à ses personnages est sans concession, inexorable et sans espoir. Pourtant le tout est extrêmement réjouissant, du début jusqu’à la dernière ligne. La dernière scène fait froid dans le dos – l’homme ne changera donc jamais ? – et donne raison à Einstein quand il assène que, « malheureusement, les progrès de la science sont souvent comme une hache dans les mains d’un criminel pathologique ». L’auteur prend son temps pour installer son histoire, planter le décor, et mettre en place tous les éléments qui mènent au final apocalyptique. La forme est à la hauteur du fond et, vu la richesse du roman et les nombreux néologismes, je gage que la traductrice n’a pas du s’amuser tous les jours. Un roman salutaire et, donc, à lire.
Un second extrait pour terminer :
« Le problème des banques est qu’en un clin d’oeil de tigre elles se retournent contre vous : ce qui est à vous devient leur, ce qui était votre sueur, votre travail et la vente de portions d’une vie, appartient alors à d’autres. Ce problème bancaire grignote le cerveau de Hock-Seng, un charançon transpiraté qu’il ne peut arracher, dont il ne peut pas évacuer le pus ou les fragments d’exosquelette.
Imaginée en termes de temps – le temps passé à gagner un salaire que la banque conserve -, une banque peut posséder plus de la moitié d’un homme. Bon, au moins un tiers, même si on est un Thaï paresseux. Un homme sans un tiers de sa vie, en vérité n’a pas de vie du tout.
Quel tiers peut perdre un homme ? Le tiers qui va de sa poitrine à son crâne chauve ? Deux jambes et un bras ? Deux bras et une tête ? Un quart d’homme, amputé, peut toujours espérer survivre, mais un tiers est trop difficile à tolérer.
C’est le problème avec une banque. Dès que l’on place son argent dans sa gueule, on découvre que le tigre a engouffré notre tête entre ses crocs. Un tiers, ou la moitié, ou simplement un crâne tacheté, cela pourrait aussi bien être la totalité d’un homme. »
- Prix Nebula du meilleur roman en 2009, Prix Hugo du meilleur roman 2010, Prix Locus du meilleur premier roman 2010, Prix John Wood Campbell Memorial 2010
- Lire l’interview de Paolo Bacigalupi
- Lire les avis de Fantastinet, Anudar, Efelle, Guillaume, Gromovar, Lorhkan, Unwalkers, Viinz, Nymeria, Pierre Jouan, Culturo-poing, Noé Gaillard, Victor Montag, Iris, Soleil vert, Le Pingouin, Endea, Xapur.
Ça ne devrait plus tarder je pense ^_^.
Bienvenue au club
Clairement une grande lecture !
@ Cachou : bonne lecture
@ Gromovar : ce n’est plus un club, c’est une secte @ Lorhkan : vi [] mais pas un coup de coeur pour autant chez moi. il manque un petit quelque chose pour m’emporter totalement.
Un bouquin inéluctable …
@ TG : tiens c’est marrant je me dis la même chose pour un autre bouquin en ce moment, le mot est on ne peut mieux choisi !
Je me le suis trouvé il y a peu. Reste plus qu’à le lire visiblement
Un autre des nombreux livres de sf que j’aimerais bien lire. Heureuse de savoir qu’il t’a plut, il va donc aller dans ma LAL.
Ton premier extrait est vraiment très représentatif de l’atmosphère de ce roman difficile à lire (pour moi) mais de très bonne facture tout de même, je suis un peu d’accord avec cachou, le style n’est pas de la grande littérature, c’est très incisif, pour aller à l’essentiel en somme mais après habituation c’est passé.
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