De Paolo Bacigalupi
Au Diable Vauvert – 487 pages
Phoenix se meurt par manque d’eau, comme d’autres villes avant elle. Réchauffement climatique ? Sécheresse ? Oui, mais aussi guerre de l’eau autour du fleuve Colorado. Le Colorado naît dans les montagnes Rocheuses au nord de l’État du Colorado, parcourt 2 330 km avant de se jeter dans le golfe de Californie. Il coule dans les États du Colorado, de l’Utah et de l’Arizona. Il marque la limite entre le Nevada et l’Arizona ainsi que celle entre la Californie et l’Arizona. Il est marqué de plusieurs barrages et lacs artificiels pour réguler son débit. Dans un futur proche où la sécheresse sévit et où l’on a construit des villes gigantesques au milieu du désert (2 millions d’habitants sur l’agglomération de Las Vegas et 39 millions de touristes à l’année), son eau devient plus précieuse que l’or. Or l’eau du Colorado est soumise à des droits. Chaque état en possède et peut exploiter le fleuve en fonction de ceux-ci. Des firmes privées construisent des oasis sous cloche, des dômes climatisés pour privilégiés où la technologie permet de recycler 98% de l’eau utilisée limitant les apports externes au strict minimum, tandis qu’à l’extérieur les habitants ont tout perdu : le marché immobilier s’est effondré, le chômage et la misère se propagent, les prix de l’eau et des denrées de première nécessité flambent. La bataille pour les droits sur l’eau ne se joue pas qu’à coup d’opérations d’achat et de revente ou devant les tribunaux. Elle est bien plus violente et s’il faut détruire des installations à coup de rockets et autres lance-flammes, ce n’est pas un problème. Les réfugiés climatiques des villes asséchées sont refoulés par des milices aux portes des états voisins. Sur ce lit de misère, trafics divers et variés prospèrent au bénéfice de quelques réseaux mafieux.
Angel Velasquez, un water knife (traduisez par “espion et assassin”) à la solde de Catherine Case, grande patronne d’une firme qui travaille pour Vegas, débarque à Phoénix, à la recherche de mystérieux anciens droits sur l’eau que tout le monde recherche et sur le chemin desquels les cadavres commencent à se pleuvoir. L’un de ces morts, James Sanderson, était un ami de Lucy Monroe, journaliste détentrice d’un Pulitzer et qui observe de l’intérieur la ville se liquéfier sous la chaleur et le désert s’inviter dans les jardins. Sa fascination morbide lui vaut de refuser de s’exiler, en sécurité à Vancouver, chez sa soeur Anna, alors même qu’elle le pourrait. A la différence de Maria et de Sarah, deux jeunes adolescentes qui n’ont pas d’autre avenir dans ce monde que de travailler pour le Vet, un caïd local ou d’être suffisamment attirantes pour alpaguer un des riches habitants d’une arcologie auprès desquels Sarah monnaye ses charmes. L’intelligence de Maria et sa lucidité lui vaut même plus d’ennuis que de bénéfices.
— Les règles changent, répliqua Angel.
— Ou peut-être n’y a-t-il jamais eu de règles. Peut-être n’avions-nous que des habitudes. Des choses qu’on fait sans savoir pourquoi. (Elle éclata de rire.) Tu sais que ma fille récite encore le Serment d’allégeance ? J’ai trois milices différentes pour chasser les Zoners et les Texans qui traversent nos frontières et Jessie met toujours sa main sur le cœur et récite le Serment. Essaie de comprendre. Chaque État dispose de sa propre police frontalière et ma gosse se sent toujours Américaine.
Angel haussa les épaules.
— J’ai jamais bien compris le patriotisme.
— Non. (Case rit.) Tu ne pourrais pas le comprendre. Pourtant, certains d’entre nous y croyaient. Maintenant, on se contente de lever le drapeau américain pour que les Feds ne nous empêchent pas de recruter des milices.
— Les pays… (Angel s’interrompit, réfléchissant à sa propre enfance au Mexique, avant les États-cartel.) Ils vont et viennent.
— Et la plupart du temps, on ne le voit pas venir, rétorqua Case. Il y a une théorie qui dit que, si nous n’avons pas le bon mot dans notre vocabulaire, nous sommes incapables de voir des choses sous notre nez. Si nous ne pouvons pas décrire notre réalité avec précision, nous ne pouvons pas la voir. Pas l’inverse. Ainsi, quelqu’un prononce un mot comme Mexique ou les États-Unis et ce mot nous empêche peut-être de voir ce qu’il y a juste sous notre nez. Nos propres mots nous aveuglent.
Water knife c’est l’enfer sur terre. Et l’enfer est peuplé de démons. Que devient l’humanité dans cet enfer ? Elle devient pareille aux hyènes que le Vet utilise pour punir ceux qui lui déplaisent : sans pitié, assoiffées de sang, chassant en meute organisée en fonction des intérêts. La trahison, le meurtre, la torture, le viol ne sont que des moyens d’assurer la survie, l’argent, le pouvoir qui, seuls, peuvent offrir une échappatoire. Rien de personnel, il suffit d’être au mauvais endroit au mauvais moment : une balle perdue, un règlement de compte, un ami sur la tête duquel on a passé un contrat… Tous les protagonistes sont des cadavres en devenir. L’arbitraire règne et la Santa Muerte fauche à tour de bras.
Angel sourit, satisfait. Ils étaient pareils et le savaient tous les deux. Il avait vu les mêmes yeux chez d’autres. Certains flics. Certaines putes. Des médecins et des techniciens des urgences. Des narcos. Des soldats. Même le sicario qui lui avait fait si peur quand il était enfant. C’était toujours le même regard. Une tribu dont les membres en avaient trop vu et avaient abandonné l’idée de faire semblant que le monde était autre chose qu’un désastre. Et Lucy Monroe en faisait autant partie que lui. Lucy voyait les choses. Ils étaient pareils.
Water knife c’est l’enfer sur terre et c’est notre futur si l’on en croit cet article de 2008 Las Vegas, la pécheresse assoiffée. Ce qui se produit au Nevada se produira ailleurs, sous une autre forme. Nul n’en sortira indemne.
Water knife c’est aussi un excellent roman, réaliste jusque dans les extrêmes, jusqu’à sa fin qui abasourdit le lecteur. Ses personnages pourraient quitter le papier et vivre leur vie. La plume de Paolo Bacigalupi allie la précision d’un sniper au tranchant d’un scalpel. Glaçant.
Bienvenue en enfer.
Lisez Paolo Bacigalupi. Water knife se révèle beaucoup plus facile d’accès que La fille automate. Vous auriez donc tort de vous en priver.
- De Paolo Bacigalupi sur le RSFBlog : La fille automate, Ferrailleurs des mers , “L’Alchimiste de Khaim“
- Des interviews de Paolo Baciagalupi chez Gromovar et Just A Word.
- Lire les avis de Gromovar, Lorhkan, Xapur, Just A Word, Lune, Blackwolf, Cédric, Yogo, Le Fictionaute.
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Oui, voilà, voilà, voilà :)))
Oui. Je suis fan aussi 🙂
Cela tombe bien, il est dans ma PAL! Et les critiques jusqu’ici sont enthousiaistes.
Bonne lecture 🙂
Mode Grammar Nazi ce vendredi :
* le marché immobiliser s’est effondré
* le prix … flambent
* un problèmes
…
Arghhhhhhhhh !
Je n’ai pas réussi à finir de lire le message. Désolé. 😛
Sinon fait-il beau dans les Hauts-de-France ?
J’en ai corrigé plein. Je n’ai pas eu le temps de me relire.
On n’est pas sous la neige 🙂
Je me doutait bien car ce n’est pas habituel sur ce blog. 😛
Ici ça gèle mais pas trop quand même.
Ces deux derniers romans (Water Knife et La fabrique de doute) sont beaucoup plus abordables que la fille automate (livre qui m’a complètement échappé d’ailleurs !) Et ils ont le pouvoir de parler de choses très concrètes, des problèmes d’aujourd’hui. Ce sont des livres qui font mouche.
Bref, Paolo Bacigalupi, un auteur à lire !!! 😉
Tout-à-fait 😉
Si en plus c’est plus facile que La fille automate je ne vais pas me priver !
Oui ne te prive pas 🙂
J’approuve !
Et oui, c’est largement plus abordable que “La fille automate”, aucune raison de se priver de ce roman réussi.
J’approuve ce commentaire 😉
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