Issa Elohim – Laurent Kloetzer

Issa Elohim

De Laurent Kloetzer

Le Bélial collection Une Heure-Lumière – 128 pages.

Frontières…

Futur proche, dans une Europe cadenassée qui a délégué la gestion de ses frontières aux pays qui l’entourent, les camps de réfugiés se multiplient et accueillent tant bien que mal les milliers de personnes, hommes, femmes et enfants fuyant la guerre, le terrorisme ou les conséquences des dérèglement climatiques. Notez que le Royaume Uni nous a délégué la gestion de sa frontière avec le traité du Touquet et qu’on a eu des camps de fortune à Sangatte (démantelés depuis, mais de nombreux réfugiés n’ont toujours pas de solution, zonent et s’installent comme ils peuvent et où ils peuvent, dans des camps de fortune). On y est presque, non ?

Revenons à Issa Elohim. Valentine Ziegler, pigiste suisse plutôt de gauche, utilise un financement participatif pour réaliser un reportage dans un camp de réfugiés Frontex en Tunisie. S’y trouverait un Elohim, un de ces êtres qui apparaissent et disparaissent mystérieusement, sans passé, sans identité mais avec une aura fascinante. Valentine décide alors de changer l’angle de son reportage et s’attache aux pas de Issa et de ses amis Wissam, Joseph et Medhi. Derivaz un politicien suisse tendance très à droite et xénophobe s’intéresse lui aussi de très près à Issa. Son épouse fait partie d’une organisation religieuse que certains qualifient de secte pro-Elohim. Il décide de faire venir Issa en Suisse avec un statut d’artiste plutôt que de réfugiés (les réfugiés, la Suisse n’en veut pas non plus).

Messie et (in)humanité

Qui est Issa ? Un extra-terrestre ? Un ange ? Un nouveau messie ? Issa est un prénom arabe qui signifie Jésus. Elohim porte aussi une signification religieuse. Ceux qui côtoient Issa dans le court roman de Laurent Kloetzer semble le prendre pour le messie d’on ne sait quelle religion, l’envoyé d’on ne sait quel(s) dieu(x). Comme Issa lui- même ne semble pas se souvenir d’où il vient ni de ce qu’il était avant de s’incarner sous forme humaine, toutes les conjectures sont permises. Seule certitude, il fascine, attire et agrège. Wissam, Joseph et Medhi, tels ses disciples, ne le quittent jamais. Son incarnation reste précaire ; un Elohim peut disparaître à tout instant.

Issa Elohim cultive l’ambiguïté du début jusqu’à la fin, tant sur les personnages exempts de manichéisme que sur le fond. La journaliste de gauche est perpétuellement tiraillée entre son intérêt personnel et ses aspirations morales. Le politicien d’extrême droite fait preuve d’humanité mais aussi de duplicité puisque, si dans l’intimité il semble s’éloigner du credo prôné par son parti, en public, il joue à fond la partition de ce dernier car assez racoleur pour assurer son élection. La novella permet plusieurs niveaux de lecture. Au premier plan, le sort des réfugiés avec un regard aussi objectif que possible quand on est du bon côté de la frontière (ça vaut pour moi aussi), une mise en lumière sur ce qu’ils vivent et qu’on oublie facilement dans le confort de nos canapés. Au second plan, un mystère avec les Elohims, que l’on retrouve aussi dans d’autres textes des Kloetzer même s’il n’est nul besoin de les avoir lus pour apprécier Issa Elohim. Ensuite vient un trip religieux pour lequel il faut faire acte de foi et qui m’a laissé quelque peu indifférente. Issa Elohim n’offre aucune réponse aux questionnements qu’il engendre. A chacun de choisir sa voie.

Citation

– L’endroit d’où je viens n’a pas de nom que tu puisses prononcer.
– Essaie, s’il te plaît.
– Je n’avais pas de bouche, comment pourrais-je le dire ? Et à chaque heure, j’oublie un peu plus. Je n’arrive même pas à me rendre compte vraiment…
– Tu étais sous terre ? Dans le ciel ?
– Je ne sais pas. Je ne sais pas comment te dire cela. Ce n’est pas facile d’y penser, je n’y arrive pas, je ne parviens pas à dessiner cela avec mes paroles. Je pense que ça s’en va, que plus le temps passe depuis ma naissance, moins j’en sais. Pardon, je ne me moque pas de toi, tu cherches des réponses à tes questions pour pouvoir me croire, et moi je ne pourrai rien te dire que des bêtises. »
Il a ri encore, comme si cette conversation entière n’avait pas de sens. J’ai posé d’autres questions mais ce que je disais ne comptait pas, j’essayais de le cerner, de le saisir mais lui m’échappait. Il était assis là, léger et joyeux, devant son gobelet plein de thé très noir qui refroidissait, faisant rayonner son sourire alentour.

Projet Ombre 2021Le #ProjetOmbre
Lecture #4 – mission mars

Cet article a 14 commentaires

  1. Baroona

    Je ne sais pas si je dissocierais l’aspect religieux de l’aspect Elohim, mais une chose est sûre : cette novella regorge de questionnements intelligents, sur un sujet si simple et compliqué à la fois, et c’est bien là le plus important. ^^

    1. Lhisbei

      Oui, les dissocier paraît bizarre pour cette novella. Mais dans ma construction mentale de l’univers des Kloetzer, ils s’apparentent à des ET et pas des envoyés de(s) dieu(x). D’ailleurs, rIen ne dit qu’on ne confondrait pas des ET avec des Dieux et vice versa si ces derniers pointaient le bout de leur nez sur Terre. 🙂

      1. Baroona

        Tout à fait. C’est peut-être ce que je trouve de meilleur dans cet univers des Elohim : on ne sait pas et on ne peut pas savoir, du coup comment on réagit et on se place par rapport à ça ? Ça en fait des livres à la fois universels et très personnels. ^^

  2. Tigger Lilly

    Tu avais aimé Anamnèse, toi ?

    C’est très juste sur les différents niveaux de lecture. En relisant ma chronique je me rends compte que j’ai carrément pus tripé sur “la vérité est nulle part”, même si j’ai été touchée par la question des réfugiés.

    1. Lhisbei

      Oui j’avais aimé Anamnèse. Mais du coup Issa vient perturber la compréhension / interprétation que j’en avais. La vérité est ailleurs aussi 😉

  3. yogo

    J’avais beaucoup aimé cette novella et depuis je dois lire Anamnèse !

  4. shaya

    J’ai un peu le même avis, j’avais aimé cette novella pour les réflexions sur les migrants etc, un peu moins pour l’aspect religieux.

  5. Vert

    Bien aimé pour ma part, y’a des questionnements intéressants et avec suffisamment de variété pour parler à plein de gens.

    1. Lhisbei

      Oui, c’est un tour de force je trouve que de permettre autant d’interprétations.

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