De Ian McDonald
Denoël Lunes d’encre – 544 pages
De Ian McDonald je n’avais rien lu jusqu’ici. [Edit : faux : j’avais bien lu une nouvelle « Le Vieux cosmonaute et l’ouvrier du bâtiment rêvent de Mars » dans Utopiales 2010 et j’écrivais « Je ne suis donc pas encore prête à lire les autres textes de Ian McDonald »]. Quelle faute de goût ! penseront certains. [Edit : faux mais vous avez le droit de penser que je ne suis qu’une trouillarde pour la peine). Tant pis. Rien dans la bibliographie de l’auteur ne m’attirait jusqu’ici [Edit : écrire « Le Fleuve des dieux me fichait la trouille » serait un peu plus honnête…]. Ian McDonald vivait donc sa vie d’écrivain et publiait (surtout chez Denoël) et moi je vivais ma vie de lectrice et je lisais chez tout le monde [Edit : pleutre de Lhisbei]. Nos chemins ne se croisaient pas. Lui s’en fichait (et s’en fiche toujours) et moi je le vivais plutôt bien. Oui. Mais. Voila. En octobre 2012 paraissait en France La Maison des derviches. Parution auréolée de critiques élogieuses (comme souvent pour un nouveau roman de McDonald) précédées par celle, non moin élogieuse, de Gromovar sur la VO et qui m’avait déjà interpellée à l’époque de sa parution (novembre 2011). Et l’action du roman prenait place à Istanbul. Je l’ai déjà dit sur ce blog, je suis amoureuse d’Istanbul (alors que, lorsque j’y ai mis les pieds il faisait 13° et un temps gris à pluvieux, ce qui efface de suite le côté carte postale de la ville). Mais cette mégalopole aux multiples visages est fascinante, comme si la trame du temps n’existait pas ou n’avait pas prise sur elle. Dans certains quartiers vous replongez dans Constantinople, d’autres vous emmènent à Byzance et, parfois, vous avez l’impression de vivre dans une époque qui n’est pas encore arrivée. Ville d’Histoire et de science-fiction, elle a de quoi séduire la mordue de mauvais genre que je suis. Donc, en octobre 2012, sort La Maison des derviches. En novembre, elle rejoint ma PAL et en janvier 2013 elle en sort (avec pertes et fracas puisque malgré le soin que je porte au livre, cette brique de 630 gr (finalement c’est assez peu) voit son dos se décoller : j’ai donc un roman qui divorce de lui-même à partir de la page 201…).
En 2027, la Turquie est entrée dans l’Europe. Israël a bombardé l’Iran ce qui a provoqué une crise énergétique touchant le gaz et le pétrole. Les nanotechnologies sont légions, les drones de surveillance ou d’intervention aussi ce qui n’empêche pas des attentats de se produire assez souvent. Le roman s’ouvre sur le vol ascendant d’une cigogne qui survole une Istanbul tentaculaire et caniculaire. Puis le lecteur plonge au coeur de la ville pour suivre différents personnages et leurs destins individuels. Ils sont six. Six destins qui tout au long des 5 jours narrés ici vont s’entrecroiser, se percuter, s’imbriquer avec plus ou moins de bonheur dans la fournaise stambouliote. Leur premier point commun : un lieu, la place Adem Dede où l’on trouve des maisons de thé, une boutique d’antiquités tenue par Ayşe, partie sur les traces d’un homme mellifié (c’est-à-dire momifié dans un cercueil empli de miel), et un tekke, une ancienne maison de Derviches reconvertie en habitation et en squat. Y vivent Can, jeune garçon dont le coeur peut s’arrêter de battre au moindre bruit un peu trop fort et sa famille ; George Ferentinou, ancien émigré Grec, ancien professeur d’économie expérimentale, qui n’assume pas son passé de délateur ; Leyla, jeune cadre en marketing en recherche d’emploi qui se fait embaucher par une jeune entreprise qui mise sur le stockage bio-informatique (c’est à peine de la SF si on en croit ce chercheur) ; Necdet recueilli, après avoir sauvagement agressé sa soeur, par son frère Ismet, qui s’est improvisé juge local et a pris la tête d’une communauté islamique. Sixième personnage que le lecteur suivra : Adnan, mari de Ayşe, trader méglao shooté aux nanos, en passe de monter une opération de détournement de gaz qui devrait le rendre très riche. Les fils d’intrigue sont nombreux et ténus. En début de semaine, un attentat a lieu dans un tramway : une femme se fait sauter la tête. Il n’y a ni morts ni blessés graves et, chose plus improbable encore, personne ne revendique le geste. Can envoie son robot (robot bricolé par George Ferentinou et capable de se reconfigurer en rat, serpent, oiseau ou singe pour mieux explorer la ville) sur les lieux de l’attentat et certains éléments le troublent. Il décide de mener l’enquête. Necdet, présent dans le tramway, préfère fausser compagnie à la police qui va interroger tous les témoins de la scène. Peu après l’évènement, des visions commencent à l’assaillir. Tous ces personnages semblent réels et extrêmement attachants. Leurs faits et gestes sont abondamment exposés (et c’est amené avec suffisamment de subtilité pour rendre la balade envoûtante pour le lecteur), des flash-backs dans leur passé leur donne une consistance et une densité impressionnante.
Pendant cinq jours, le lecteur passe donc d’un personnage à l’autre dans ce qui apparaît de prime abord comme l’anarchie absolue. Il n’en est rien puisque nous avons affaire à un puzzle savamment conçu dont les pièces s’imbriquent parfaitement dans les derniers chapitres, formant un tableau cohérent et, surtout, magnifique. Et l’autre raison de la magnificence (en plus de la construction et de la psychologie des personnages), tient au portrait immersif d’Istanbul fait par l’auteur. Le lecteur y est plongé, il y vit, il ressent la ville, ses odeurs, ses bruits, ses couleurs. Il la vit. Il explore son passé, tente de deviner son futur, futur qui se construit, entre autres choses, sur les nano-technologies. La SF ne tient pas une place centrale dans le roman mais elle est présente à chaque page, en filigrane. Certaines innovations sont entrées dans la vie courante : nanos, voitures auto-guidées, super-calculateurs pour les boursicoteurs, échanges d’information et paiement par une poignée de main… La SF, le lecteur est plongé dedans et la vit. Et une SF à ce point intégrée, ce n’est plus vraiment de la SF. C’est là le quatrième tour de force de Ian McDonald.
- Prix British Science Fiction et Prix John Wood Campbell Memorial 2010
- Lire les avis de SFU, Phénix Web, Gromovar, Nick, BlackWolf, Efelle, Soleil Vert, Cyrille, Eva Sinanian, Philippe Curval, Les livres de Beux, Sylvain Bonnet.
Chère Lhisbei,
Tu confonds Ian McDonald et Ian R. MacLeod… « Un précis » est un texte vampirique de Ian R. MacLeod…
Exact. Je n’ai donc rien lu de McDonald. faut que j’édite ce billet maintenant.
Tu confirmes mon envie de continuer à explorer l’oeuvre de cet auteur, j’ai l’impression à lire ton avis de retrouver les mêmes qualités dans ce livre que dans Roi du matin, reine du jour. Je n’hésiterais donc pas à me jeter dessus !
Un très grand roman en effet.
De MacLeod il faudrait que tu lises Les iles du soleil si ce n’est pas déjà fait.
Je sais pas pourquoi mais celui-là je sens la séance de rattrapage pour moi cet été. Vous allez me forcer à lire du Ian McDonald alors qu’il me fait peeeeeeeeeeeeur :'(
« Quelle faute de goût ! penseront certains »
Non. Au bûcher. Tout simplement. :p » Et une SF à ce point intégrée, ce n’est plus vraiment de la SF. C’est là le quatrième tour de force de Ian McDonald. »
Moi je trouve que c’est un ratage, comme « Identification des schémas » de Gibson.
Hé bien ma Lhisbei, te voilà remise de ta découverte de McDonald. J’en ai lu deux pour ma part, reste à lire celui-ci et « Le fleuve des dieux ». Mais vu ta chronique et l’actualité de ce roman, je pense que je vais l’attaquer sous peu. Il fait partie des rares livres pas encore mis en caisse pour mon déménagement. Est-ce un signe Reste à trouver le temps et l’énergie, deux variables difficile à stabiliser en ce moment.
Et si par après tu veux faire de la LC du « Fleuve des dieux », je suis preneur.
J’ai lu trois romans de McDonald, et je n’ai jamais été déçu. Mieux, je trouve que c’est un écrivain majeur de la SF moderne.
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On est d’accord, c’est un très grand roman. Et ton dernier point sur son tour de force concernant l’intégration de la SF, au quotidien, à travers des événements lambda, c’est génial.
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