De Nancy Kress
Le Bélial – 528 pages. Traductions de Pierre-Paul Durastanti et Thomas Bauduret.
Retour de chronique du Bifrost 89
Avec près de cent cinquante nouvelles à son actif, Nancy Kress excelle dans la forme courte, comme en témoignent les nombreux et prestigieux prix reçus (Hugo, Locus, Nebula). En France, son œuvre, traduite de manière discontinue, n’obtient pas la visibilité qu’elle mérite. Espérons que ce beau livre superbement illustré par Aurélien Police attire autant l’œil que les lecteurs.
Danses aériennes réunit onze textes publiés entre 1990 et 2014. Les textes sont en grande majorité inédits et leur format varie de la nouvelle au court roman (cinq au total). Les traductions déjà parues (deux) ont été harmonisées pour assurer une cohérence à l’ensemble du recueil. Une bibliographie détaillée par Alain Sprauel complète le sommaire (la même qu’on retrouve dans les pages du présent Bifrost). Onze textes parmi cent cinquante… L’ambition du projet ne consiste donc pas à proposer au lecteur francophone « le meilleur de la SF de Nancy Kress », mais d’en donner un aperçu dans ce recueil qui brasse de nombreuses thématiques : le génie génétique, la bio-ingénierie, l’intelligence artificielle, la pollution ou encore la rencontre avec des extraterrestres ainsi que leurs impact sur la société humaine. Nancy Kress procède par induction, elle étudie les effets produits par le progrès scientifique et la manière dont il remodèle la société au travers d’histoires personnelles, au plus près de personnages si bien caractérisés qu’ils pourraient être nos voisins – amicaux ou détestables. Elle porte un regard aigu sur la réalité et sur nos futurs éventuels, alerte sans juger, même si l’humanité semble courir à sa perte. Tout au long du recueil, elle pose cette question : la technologie peut-elle sauver la planète et ses habitants ? Et laisse au lecteur le soin de s’interroger : en fin de compte, le genre humain mérite-t-il seulement d’être sauvé ? La première novella, « Le Sauveur », illustre cet angle de vue. En 2007, un vaisseau ovoïde se pose en plein champ dans le nord du Minnesota. Plusieurs centaines d’années plus tard, alors que la société a connu un effondrement – guerres dévastatrices, infertilité, retour à une civilisation plus primitive et superstitieuse – avant de renaître avec l’aide des biotechnologies, l’œuf est toujours là, inerte, indéchiffrable. Il semble attendre. Pourtant, sa simple présence pèse sur le développement humain. L’ironie finale du texte, lorsque l’attente prend fin, n’en est que plus délectable. « Le Bien commun », longue nouvelle lauréate du prix des lecteurs de la revue Asimov’s Science Fiction, poursuit dans cette veine à ceci près que les ET ont vaporisé les principales villes et infrastructures de la planète, annihilant la moitié de sa population. Dix ans plus tard, ces ET ont débarqué, enrôlant des adolescents dans le but de leur permettre de reconstruire un monde meilleur. La narration se centre sur Zed, un jeune fugueur manipulé par les terristes qui tentent de saboter les installations des envahisseurs. Une fois à l’intérieur du dôme ET, Zed se retrouve face à un dilemme moral : un monde amélioré pour tous justifie-t-il un génocide ? D’autant que Zed apprend à loin-voir et peut percevoir le meilleur chemin pour l’humanité et en quoi ce dernier diffère des projections des uns et des autres. Changement de registre avec « Shiva dans l’ombre », un huis-clos dans un vaisseau dirigé par une capitaine chargée de faire coopérer deux scientifiques aux caractères opposés, missionnés pour étudier les anomalies près d’un trou noir du centre galactique. Des copies de leurs esprits sont envoyées dans une capsule. Alors que dans l’astronef les relations se dégradent, les simulations embarquées collaborent et parviennent à amasser des données à même de révolutionner l’astrophysique. Fascinant jusqu’à la dernière ligne – un texte magistral.
Nancy Kress accepte l’humanité telle qu’elle est et place des gens normaux au cœur de bouleversements sociétaux et scientifiques majeurs. Dans « Évolution », elle dresse le portrait d’une société en pleine crise biologique au travers des relations familiales entre une mère et son fils. « On va y arriver » met en scène le réveil de Lissa, cryogénisée à 26 ans en attente d’un remède contre son cancer et guérie trente-cinq ans plus tard ; néanmoins, son mari en a épousé une autre. Dans « Un », encore une novella, c’est un boxeur de seconde zone qui, à la suite d’une opération du cerveau, commence à percevoir les pensées des autres et à anticiper leurs gestes. Il envoie paître les médecins et utilise ses nouvelles capacités pour son strict usage personnel. « Trottoir à 12h10 » illustre un voyage dans le temps : que feriez-vous si, au crépuscule de votre vie, vous étiez assez riche pour vous payer un court retour dans le passé ? « Fin de partie », paru dans l’anthologie Utopiales 2012 sous un titre différent (et une autre traduction), montre ce qu’il peut advenir quand un chercheur parvient à ses fins et supprime toutes les pensées parasites pour atteindre une concentration extrême – une construction et une chute qui rapprochent ce récit d’une histoire d’horreur. Danses aériennes propose aussi des courtes nouvelles, plus satiriques et incisives, mais paradoxalement moins percutantes que les textes plus longs. « Touch-down » mélange chasse au trésor et télé-réalité sur une Terre future dévastée. Dans « À la mode, à la mode », de nouvelles drogues influent sur le comportement humain et les sentiments, et il convient d’en porter les dernières déclinaisons. « Danse aérienne », l’ultime novella, clôt en beauté ce recueil d’excellente facture. Après le meurtre de deux ballerines, Caroline Olso, danseuse étoile, est confiée aux bons soins d’Angel, un chien de garde bio-amélioré. Nancy Kress développe plusieurs intrigues en parallèle : l’enquête, la protection d’Angel, les relations mère/fille compliquées dans un milieu impitoyable. Elle ouvre la réflexion sur les dérives de la science et sur les choix que les êtres humains sont prêts à faire.
La qualité des textes ici proposés, tant au niveau des idées véhiculées que de la caractérisation des personnages ou de la narration à proprement parler, comblera tout amateur de SF et constitue une porte d’entrée idéale à l’œuvre de Nancy Kress. De quoi se laisser tenter par ces Danses aériennes, assurément…
- Grand Prix de l’Imaginaire 2018 dans la catégorie “Nouvelle étrangère”.
- De Nancy Kress sur le RSF Blog : Les hommes dénaturés, Danse aérienne, L’Une rêve, l’autre pas
- Lire les avis de Lorhkan, Vert, Yogo, Gromovar, Anudar, Lecture 42, les Chroniques du Chroniqueur.
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