Douzième entrée dans la série des Miscellanées de nouvelles. Nous adoptons une formule brasserie : entrée & plat ou plat & dessert au choix. Deux nouvelles, donc. Pour cette entrée, voici deux textes de Ken Liu dont on me rebat régulièrement les oreilles en ce moment. Ces nouvelles sont extraites de La Ménagerie de papier, paru récemment aux éditions du Bélial : « L’erreur d’un seul bit » et « Faits pour être ensemble » (prix des lecteurs Bifrost 2014 pour cette dernière). Cette fois, le repas se révèle moins digeste qu’à l’habitude. Si je devais résumer mon expérience de lecture de ces deux textes, l’expression « montagnes russes » se révèle parfaitement adaptée.
« L’erreur d’un seul bit » n’est absolument pas passée, ni dans sa forme ni sur le fond. Sur le fond, l’histoire tient en une ligne : une histoire d’amour tragique entre Tyler, informaticien rationnel et cartésien et Lydia, croyante (elle voit des anges). Cette histoire est le prétexte d’une longue (même si la nouvelle est courte, en réalité) réflexion sur Dieu, la foi, et la place de la science. Barbant. Et le texte dégouline de pathos.
Ce qui m’a achevée, c’est la visitation de l’ange Ambriel (sortez trompettes et violons) :
Lorsqu’elle contempla Ambriel ce jour-là, Lydia sentit sa brillance lui transpercer les yeux pour gagner son esprit ; le tourment se révéla si intense qu’elle n’envisagea même pas de baisser les paupières. La somme entière de ce qu’on lui avait appris apparaissait fausse, hors sujet. L’éclat de l’ange élucidait les silences assourdissants entre ses parents, les cicatrices anciennes et nouvelles du jeu de somme nulle que constituait la vie sociale au lycée, les incohérences banales, déroutantes, déchirantes du quotidien. Cet éclairage rendait l’ensemble cohérent, raisonnable et, par-dessus tout, beau.
Cet instant la recréa. Un amour divin la remplit ; enfin, elle comprit : l’Enfer, c’est quand Dieu n’est pas présent, sans rapport avec le feu ou l’odeur du soufre.
Sur la forme, la narration « passage du coq à l’âne » dans les méandres des souvenirs se révèle assez fatigante à la longue. Et l’utilisation de la troisième personne du singulier coupe tout l’effet introspectif. Et, si tout ça ne suffisait pas, je me suis ennuyée (et c’est peu de le dire) avec ce genre de passage :
Tyler s’estimait bien loti d’avoir identifié la seule erreur dans son souvenir factice, ce qui lui permettait de recourir à la raison pour séparer la réalité de l’illusion. Il y vit un signe du passage à l’âge adulte.
Il s’avoua néanmoins que sa découverte l’attristait : aussi imaginaire que se révèle cette rémanence, elle participait de son amour pour sa grand-mère. Sitôt ce souvenir privé de sa véracité, sa mamie apparut d’autant plus morte. Jamais il ne put donner de nom au vide qui la remplaça.
Selon les connaisseurs, cette nouvelle est à rapprocher des celles de Ted Chiang que je n’ai jamais réussi à lire (ce n’est pas une coïncidence, mais de la cohérence). Lire les avis de Baroona (perplexe) et de Philémont (enthousiaste).
Penchons-nous sur le second texte à présent, « Faits pour être ensemble ». Cette nouvelle, moins ambitieuse dans son propos que la précédente, m’a beaucoup plus convaincue. Je n’aime pas rester sur une mauvaise impression avec un nouvel auteur, j’ai donc immédiatement entamé la lecture de ce texte. La nouvelle bénéficie donc d’un effet de contraste en sa faveur. Tilly est un assistant personnel extrêmement perfectionnée. Elle peut tout gérer : la domotique de la maison, vos courses, votre vie sociale et vos amours (son algorithme de matching se montre même très performant). Pour être pleinement opérationnelle, elle récolte l’intégralité de vos données personnelles (Facebook, basé sur le même principe, reste un très petit joueur comparé à Tilly) qu’elle stocke et analyse pour vous rendre heureux. D’un bonheur librement consenti puisque, à la différence du Big Brother de George Orwell, c’est volontairement que vous lui confiez la moindre parcelle de votre intimité. Bien entendu, vous avez toute confiance dans la firme qui l’a développée, Centillion (Google en plus puissant), puisqu’il affiche pour credo l’inoffensif slogan « Améliorons les choses ! ». Sai fait partie de ces assistés cybernétiques. Sa rencontre avec Jenny, sa voisine réfractaire à toute forme de « partage », l’amène à réfléchir.
La SF que je préfère est celle qui interroge et critique notre monde et explore les liens entre la technologie et la société. Dans cette nouvelle, Ken Liu questionne les conséquences des avancées technologiques que nous sommes en train de vivre, sans recul critique d’ailleurs, à l’ère du numérique. « Faits pour être ensemble » répond parfaitement à mes attentes. Sur le fond, le thème a déjà été traité auparavant et Ken Liu ne fait pas preuve d’une grande originalité. Mais le traitement se montre à la hauteur et parvient à dépasser les affres personnels du personnages principal pour toucher à l’universel. Le ton est juste, sans fausse note. La fin, abrupte et que l’on pourrait qualifier de pessimiste, se révèle en fait très réaliste. Après tout un pessimiste n’est-il pas un optimiste devenu réaliste ?
Vous voyez ? Sans Tilly, vous êtes incapable de travailler, vous ne vous souvenez pas de votre vie, vous ne pouvez même pas appeler votre mère. Nous sommes devenus une race de cyborgs. Nous avons éparpillé nos esprits dans le royaume électronique depuis bien longtemps ; recompiler ces données dans nos cerveaux n’est désormais plus possible. Ces copies électroniques que vous vouliez détruire constituent vos propres êtres, au sens littéral du terme.
Vivre sans ces extensions électroniques est impossible. Même si vous détruisez Centillion, un remplaçant finirait par apparaître pour prendre sa place. C’est trop tard, le mal est fait. Churchill a dit que nous donnons leur forme aux bâtiments, et qu’ensuite ce sont eux qui nous forment. Nous avons conçu les machines pour nous aider à penser ; désormais, elles pensent pour nous.
L’avis de Baroona et de Philémont.
En définitive, en ce qui concerne la lecture de La Ménagerie de papier, je passe mon tour sans regrets. Je ne suis pas une aventurière des manèges à sensation.
Pas sûr d’être Chiang-compatible non plus… J’ai téléchargé ce texte mais je ne l’ai pas encore lu. Et ton avis ne m’y incite pas 😉
Quant au texte de Liu, je l’avais trouvé (in Bifrost #75) assez banal voire naïvement alarmiste.
Erratum : « Pas sûr d’être Liu-compatible non plus » of course 😉
Ton commentaire me rassure :). J’ai cru un temps être la seule à ne pas craquer pour Liu 😉
Malgré ces deux nouvelles qui n’offrent pas un plein coup de coeur, je reste intrigué par l’auteur et les excellents retours qui s’y rapportent. Il doit bien y avoir une raison pour tout ce « battage », non ?
En plus, moi j’aime bien ce que j’ai lu de Ted Chiang (dont la parenté du style est proche, mais je trouve Chiang bien plus poussé et abouti pour le moment)… ^^’
Oui il doit bien y avoir une raison à tout ce battage, des gens qui aiment et qui s’enthousiasment. J’aurais aimé faire pareil. Mais je me suis emmerdée du début jusqu’à la dernière ligne de L’erreur d’un seul bit. Barbant et pompeux dans le style, vraiment pas mon truc. En fantasy, je n’ai pas du tout accroché à Même pas mort (pourtant prix planète Sf des blogueurs) (le style – qualifié de « baroque » par Grom dans le discours de remise du prix – m’a rebutée du début jusqu’à la fin ). ça n’empêche pas qu’il récolte pléthore de prix. Bref chaque lecteur est différent. Et je ne suis pas Liu compatible.
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