De Ken Liu
Le Bélial – epub 350 pages (448 pages au format papier)
Pour l’édition 2015 du prix des blogueurs du Planète-SF, je devais rattraper ce titre. Avouons-le, j’y allais à reculons – après la lecture de deux des textes présents au sommaire (cf ce billet-ci).
J’ai fait la même « erreur » que d’habitude : lire l’avant-propos avant le reste. Je n’y peux rien, je suis conditionnée pour faire les choses « dans le bon ordre ». Un avant propos, une préface se lisent avant. Une post-face se lit après. Je lis aussi les nouvelles dans dans l’ordre dans lequel elles sont présentées parce je reste persuadée que l’agencement du sommaire par l’éditeur ne relève pas du pur hasard et qu’il a un sens.
L’avant-propos de La Ménagerie de papier, rédigé par Ken Liu en personne, m’a fait râler (comme d’habitude), mais il m’a aussi rendu l’auteur sympathique. Tant d’enthousiasme sur la communication possible entre un auteur et un lecteur (et la compréhension des propos de l’un par l’autre) à travers un support écrit et l’émerveillement sur la « technologie » naturelle qui permet ce processus (un cerveau, des impulsions électriques etc) fait plaisir à voir. Pour Ken Liu, « Tout acte de communication est un miracle de traduction » ce en quoi je ne peux qu’être d’accord.
Et d’ajouter que, parfois, c’est un miracle si le lecteur comprend les auteurs de SF tant ces derniers donnent l’impression que c’est un sport intergalactique d’écrire de façon complexe des concepts plutôt simples à comprendre. Un exemple tiré de cette préface :
À mes yeux, toute fiction attache plus de valeur à la logique des métaphores – soit la logique des narrations en général – qu’à une réalité irréductible dans son caractère aléatoire et absurde.
Vous décodez ?
Passons aux nouvelles à présent. Elle sont au nombre de 19. J’ai déjà évoqué « L’Erreur d’un seul bit » et « Faits pour être ensemble » dans un billet précédent. Je n’y reviens donc pas. Je ne regroupe pas non plus les textes par thématique (oui, ce serait plus joli et tout le monde gagnerait du temps, mais j’en ressortirai frustrée parce que ce billet ne pourrait être ce qu’il doit être : un trace indélébile d’une lecture).
« Renaissance » mixe invasion extra-terrestre et effacement de la mémoire en guise de rédemption, deux thèmes déjà beaucoup traités en SF. Si le fond manque d’originalité et que la forme reste classique, cette nouvelle parvient à sortir du lot par la justesse du ton et la finesse avec laquelle Ken Liu lie les deux thèmes au travers de personnages à la psychologie très travaillée (celle de l’ET relevant de la gageure). Une entrée en matière convaincante.
Si vous voulez plonger dans le cerveau d’un type dont la vie bascule au moment précis où cette vie bascule, « Avant et après » est faite pour ça. On plonge en apnée dans cette short short story d’une seule phrase et on en ressort quelque peu lessivé tant les pensées s’entrechoquent le temps d’un battement de coeur. Pari gagné.
« Les Algorithmes de l’amour » nous renvoient à notre condition humaine. Que sommes-nous réellement ? Elena crée des poupées robots dont les algorithmes de programmation sont si sophistiqués qu’il devient presque impossible de distinguer les poupées d’un être humain. Mais qu’en est-il de notre propre « programmation neuronale » ? En quoi nos réactions, nos sentiments se différencient-ils d’algorithmes ? Elena sombre dans la dépression et la folie. Une nouvelle émouvante et intelligente que pose la question du sens de notre vie.
« Nova Verba, Mundus Novus » nous plonge dans une fantasy intelligente et spirituelle. Mené par le capitaine Baffin au bord du monde (un monde plat porté par un éléphant porté par une tortue (portée par d’autres tortues sur un mode fractal) comme dans les mythes Hindous), le Sesquipédal bascule dans le vide. Au fur et à mesure de sa chute, le langage se modifie entraînant d’autres schémas de pensée. Lors de la remontée, ces nouveaux schémas créent à leur tour un nouveau langage qui crée une nouvelle manière de concevoir / voir le monde. La pensée précède le langage mais le langage influe sur la pensée… Fond et forme : un nouveau sans faute.
« Le grand se fonde sur le petit, dit le marin, le complexe sur le simple ».
« Emily vous répond » revient sur le thème de l’effacement des souvenirs. Le traitement, un courrier des lecteurs sentimental semble anecdotique à première vue. Drôle et percutant jusqu’à la chute, il parvient à montrer qu’aucune avancée technique n’est totalement inoffensive ou anodine, même dans une utilisation quotidienne ou banale.
« Trajectoire ». Un texte au dessus du lot.
Celle de Lena Auzenne, jeune fille peu gâtée par la vie mais qui deviendra la première « immortelle ».
Celles des membres de sa famille, de leurs choix (accepter de vieillir, mourir ou pas) ou de leur absence de choix (une tare génétique incurable)
Celle de la médecine qui parvient à faire reculer la mortalité naturelle.
Celle de la société qui mute autour de cette nouvelle donnée.
Celle de l’être humain qui doit repenser le concept de vie sans l’inéluctabilité de sa fin.
Des trajectoires multiples, vertigineuses, avec, presque à chaque paragraphe, une leçon de vie qui fait mouche :
Un jour, je me réveillai dans le lit minable d’une auberge de jeunesse à San Francisco. Sans surprise, il avait décampé. Écoute, petite, répétait-il toujours, personne n’appartient à personne. Toi et moi, on sera toujours libres</>.
Ça me fit mal malgré tout. Il n’était ni gentil, ni doux, mais il m’avait éclairée : on n’est pas forcé de vivre dans un pavillon de banlieue, la vie peut se résumer à autre chose qu’à une litanie de soucis d’argent, de devoirs, de pièges, et on n’est pas tenu de faire ce qu’on est censé faire. De toute évidence, les hommes savaient ça d’instinct, mais les femmes devaient l’apprendre.
Ou encore
L’accès aux soins n’avait jamais été un droit, mais un privilège. Après avoir examiné intimement de si nombreux corps, je pouvais juger d’un simple coup d’œil de l’état de santé, et donc de la richesse, dont avait joui son propriétaire au cours de sa vie. Les riches ne vivaient ni ne mouraient comme les pauvres ; l’argent, les privilèges ne se voyaient pas qu’en surface. Ils s’insinuaient littéralement jusqu’à la moelle des os.
Autrefois, la mort supprimait les inégalités ; désormais, semblait-il, les riches pouvaient aussi y échapper. Que cela fâche tant de monde n’avait rien de surprenant.
« Le Golem au GMS » allie mythe et space opera, le tout avec beaucoup d’humour. Rebecca, dix ans, embarque à bord du Princesse des Nébuleuses à destination de La Nouvelle-Haïfa. Dieu se manifeste à elle, l’informe qu’elle est juive (chinoise, new-yorkaise et juive, ça fait beaucoup pour une petite fille) et qu’elle doit créer un golem (et allez trouver de la boue à bord d’un vaisseau on ne peut plus aseptisé…) pour attraper les rats qui se reproduisent dans les cloisons. S’ils débarquent à La Nouvelle Haïfa, ils provoqueront l’éradication de la colonie. Le ton reste léger, les dialogues, teintés d’ironie, sont savoureux.
« La Peste », nouvelle post-apocalyptique à chute, illustre parfaitement l’expression tout n’est qu’une question de point de vue. Je ne peux pas en dire plus sans en ôter tout le sel. Lisez-là.
« La Ménagerie de papier » a reçu le Nebula, le Hugo et le World Fantasy, rien que ça. C’est sur ce texte que je fondais le plus d’espoir avant de commencer ma lecture. Mais comme le reste du recueil s’est révélé extra, celui-ci n’a pas été la claque que j’avais anticipée (pas de claque par défaut, c’est plutôt une bonne nouvelle). Ken Liu y raconte l’histoire d’un jeune sino-américain qui rejette sa mère (une paysanne mariée « sur catalogue » à un Américain), sa culture et ses origines pour mieux s’intégrer. Les origamis magiques qu’elle lui fabriquait enfants le ramèneront, une fois adulte, vers ses origines, la compréhension et l’amour. Subtil, touchant, émouvant, juste, les qualificatifs manquent pour évoquer ce texte.
Dans « Le Livre chez diverses espèces », le narrateur, tel un exo-paléontologue du livre, nous offre une balade culturelle décalée mais non dénuée de profondeur (les traces que nous laissons nous rendent éternels)
« Le Journal intime » se penche sur un couple qui peine à garder sa cohérence après douze ans de mariage. Le journal intime du mari que Laura tente désespérément de lire se montre récalcitrant et Laurie perd même la capacité de lire. Le texte, complètement barré, chargé de symboles, prend le livre et le récit, ici intime, comme vecteur de communication.
Grâce à « L’Oracle » il est possible d’avoir un aperçu de son futur. Pour ceux que la machine gratifiait d’une vision, cette dernière se révélait toujours vraie. L’Oracle ne se trompait jamais. A 16 ans, Penn découvre qu’il sera un assassin et devient un paria. Préventivement, il s’isole au sein d’une communauté de reclus, criminels en devenir ou avérés. Monica, bénévole au sein d’une association, lui vient en aide. Les histoires d’amour finissent mal en général, mais on se prend à espérer que tout n’est pas écrit par avance. Et, dans tous les cas, si on veut vivre, il faut oublier le futur.
« La Plaideuse » est une nouvelle policière qui se déroule au Dawul, pays imaginaire coincé entre la Chine et la Corée. Après le décès de son père, Sui-Wei Far devient plaideuse, un métier traditionnellement exercé par les hommes. Elle prend sa première affaire, une enquête pour retrouver l’assassin d’un négociant, très au sérieux. Les enjeux commerciaux et raciaux viennent compliquer la donne. En quelques pages, Ken Liu passe au crible un microcosme reflet de l’homme et de notre passé (les comptoirs commerciaux des Européens en Asie ne devaient pas foncièrement fonctionner de manière très différente de ce qui est imaginé ici).
Retour à la science-fiction et au planet opera avec « Le Peuple de Pélé » dans laquelle une mission multi-culturelle s’installe sur Pélé, 27,8 années-lumières de la Terre. Exil, déracinement, perte des repères terriens et leurs impacts sur le mode de pensée (en terre étrangère, les notion de nation et de pays prennent une connotation différente) sont finement évoqués. L’humanité peut évoluer et murir jusqu’à percevoir l’existence de formes de vie qu’elle n’aurait même pas pu soupçonner quelques temps auparavant. Grandir soi-même c’est aussi développer sa capacité à appréhender l’autre.
Le monde entier devrait lire « Mono no aware ». Nos hommes politiques en premier. Si possible avant de commenter certains points d’actualité sur les « migrants » qui meurent par milliers en mer, dans un tunnel ou dans des remorques de camions. Au delà du magnifique texte qui met en valeur la bonté de l’humanité (un père et une mère qui sauvent leur fils de l’apocalypse, un fils qui sauve ce qui reste de l’humanité embarquée dans un vaisseau arche d’une seconde apocalypse), le parallèle/ miroir avec notre monde (égoïste, cynique, déshumanisé, marchandisé et l’homme est une marchandise comme une autre) n’est en que plus frappant.
« La Forme de la pensée » nous emmène auprès des colons du Rapa Nui, fraichement débarqués sur une planète déjà habitée par les Kalathanis. L’intégration n’est pas facile. Ellen, linguiste, décide de vivre avec sa fille Sarah et son mari dans la Capitale Kalathanis. Sarah se lie d’amitié avec Tunloji, un enfant extraterrestre. La communication, sommaire, fonctionne mais l’étrangeté des Kalathanis et l’impossibilité de trouver un langage commun ne permet pas à Ellen de faire des progrès significatif. Quand rien n’est clair, les interprétations et les malentendus se multiplient. Chacun réagit ensuite avec sa grille de référence propre et c’est l’escalade. Et si la clé était ailleurs ?
« Les Vagues » revient sur le hème de l’immortalité. Ici le décor et les enjeux changent. Ceux qui doivent choisir voyagent à bord de L’Écume à destination d’un nouveau monde. Toutes les naissances à bord de ce vaisseau générations sont planifiées pour assurer la diversité génétique et l’éclosion d’une nouvelle branche de l’humanité. L’accès à l’immortalité change la donne. Et quand les colons parviennent sur 61 Virginis e, planète habitée, c’est une autre forme d’immortalité qui les attend et un futur bien différent que celui qu’ils pensaient bâtir.
Voilà pour le tour des nouvelles. Dernières infos avant de conclure ce long billet, le recueil contient une bibliographie de Ken Liu par Alain Sprauel et la couverture me fait regretter de n’avoir que la version numérique…
En définitive, il y en pour tous les goûts dans La Ménagerie de papier. On trouve de l’excellente SF (et du space opera qui sort des canons classiques du genre), de la (bonne) fantasy et du (léger et superbe) fantastique. Ken Liu se montre à l’aise dans chaque domaine abordé, trouve toujours un angle de vue original et/ou pertinent. Le ton, léger ou grave, humoristique ou caustique, ne produit aucune fausse note. La qualité de ses nouvelles reste constante peu importe le thème ou le genre (« L’erreur d’un seul bit » mise à part). C’est déjà, en soi, un petit miracle (et un bon choix de l’équipe éditoriale du Bélial).
J’ai déjà répété sur ce blog que j’aimais la SF qui parlait à mon cerveau et à mes tripes. Une SF porteuse d’idées, mais aussi d’humanité, une SF qui se préoccupe de l’impact humain et sociétal des idées qu’elle développe, sans pour autant égo/centrer son propos. Avec Ken Liu, je suis comblée. Il voit loin, mais prend soin de ne pas laisser son lecteur en rade sur le chemin de ses visions (et pour ça, je dis merci). C’est un sans faute de ce côté là aussi.
Si vous n’avez pas encore craqué pour la La Ménagerie de papier, n’attendez plus.
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Bon, là, je crois que c’est clair. 😉
Et pour faire la comparaison avec Ted Chiang (j’ai résisté à l’envie jusqu’ici), les thématiques sont proches (on retrouve souvent une impasse communicationnelle, des linguistes et des ET) mais le traitement est radicalement opposé 😉
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Moi j’attends que plus personne n’en parle pour le lire 😛
Tu es bien partie pour attendre un moment, alors :p
En tout cas c’est chouette qu’il plaise autant !
Shaya a raison Vert : tu vas devoir attendre 😉
Et donc finalement tu es devenu Liu compatible ? ^^
Comme quoi, tout arrive 😉
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Comme toi, j’ai adoré le fonds et la forme. J’ai apprécié que les deux soient riches et offre matière à réflexion au travers de l’évasion. Une belle claque.
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