Celle qui devint le soleil
(She Who Became the Sun)
De Shelley Parker-Chan
Bragelonne – 405 pages. Traduction de Louise Malagoli. Audiolecture. Lectrice : Sabine Napierala. Temps de lecture : 15h02.
L’ascension du premier empereur Ming revisitée
En 1345, la Chine, est dominée par les Mongols, sous l’autorité de la dynastie des Yuan, descendants de Gengis Khan. Cette dernière affirme détenir le Mandat du Ciel, un pouvoir divin qui leur permet d’assoir leur souveraineté. Ce Mandat faisait de leur Grand Yuan le successeur légitime des dynasties précédentes ; et les khans se donnèrent le titre d’empereurs, perpétuant la tradition chinoise. Les Mongols séparèrent la Chine en domaines féodaux, qui furent confiés à des princes et à d’autres nobles mongols. Ils fondèrent un système discriminatoire de quatre castes, à des fins de contrôle social. Les Mongols occupaient la place la plus élevée de cette hiérarchie. Ils étaient suivis des non-Chinois (Semuren), des Chinois du Nord (Hanren) et des Chinois du Sud (Nanren). Les Nanren n’avaient pas le droit de porter les armes ou d’occuper un poste de pouvoir et n’avaient d’autre avenir que celui de paysan.
La Chine centrale souffre d’une série de catastrophes naturelles et le pouvoir peine à y faire face. Le petit village de Zhongli, au coeur des Plaines du Milieu, est rongé par la famine après quatre années de sécheresse. Un frère et une soeur y reçoivent chacun un oracle. Zhu Chongba, le garçon, est promis à la grandeur et la fille au néant. Lorsqu’une attaque de brigands décime la famille, ne laissant pour seuls survivants que Zhu Chongba et sa soeur, c’est le fils qui se laisse mourir de chagrin. Pour survivre, la jeune fille usurpe l’identité de son frère et entre au monastère de Wuhuang comme novice. Et lorsque le général eunuque Ouyang, fidèle au prince du Henan, détruit le sanctuaire pour avoir soutenu la rébellion contre la domination mongole, Zhu en profite pour revendiquer un autre avenir : la grandeur promise à son frère. La découverte du Prince de Lumière, messager annonciateur d’une ère de paix et de quiétude par les Turbans Rouges, un groupe de rebelles nanren, menace directement l’empereur, le Grand Yuan. Et celle qui n’est pas Zhu Chongba, devient moine guerrier dans l’objectif de s’élever encore et encore.
Une fantasy épique & historique
L’intrigue de Celle qui devint le soleil prend racine dans l’histoire de la Chine. Intrigues politiques, complots, manœuvres stratégiques, batailles et guerre jalonnent le récit, parfois avec quelques longueurs. Bien que la magie y soit peu présente, elle tire son inspiration des croyances traditionnelles chinoises. Les personnages principaux, Zhu et Ouyang, ont la capacité de voir des fantômes, notamment ceux de leurs ancêtres. À l’époque médiévale, les gens croyaient en des forces extérieures influant sur leur vie, et leur morale était façonnée par l’idée d’une réincarnation accompagnée d’une régression. Pour eux, la vie était prédestinée, un chemin déjà tracé. Les deux personnages principaux, Zhu et Ouyang le général eunuque, sont des étrangers, des parias avec d’énormes secrets à cacher ; ils ont quelque chose en eux que le monde ne voit pas ou ne doit pas savoir. Ces personnages aux motivations ambigües s’affrontent, deux antagonistes qui se ressemblent bien plus qu’ils ne le pensent. Tous deux font face à des vies tragiques.
Le roman offre des poignantes histoire d’amours contrariés ou non apportant beaucoup d’émotion même si la narration tient un peu le lectorat à distance. Ces personnages sont en proie à de profonds conflits intérieurs autour de la famille en particulier : satisfaire les attentes supposées ou réelles de la famille, lui faire honneur et éviter la honte de décevoir les ancêtres… Le livre explore aussi les questionnements très nuancés sur l’identité, le genre et les rôles au sein de la société. Les personnages s’approprient des identités genre et défient les représentations, ce qui les transforment.
En conclusion, Celle qui devint le soleilrevisite l’ascension du premier empereur Ming et offre une histoire à la trame plutôt classique dans sa forme, peuplée de personnages implacables, bien déterminés à accomplir à tout prix ce qu’ils considèrent comme leur destin et traversée de questionnements forts.
He Who Drowned the World, la suite et conclusion de la série The Radiant Emperor Duology, paraît le 22/08/2023. J’espère qu’il sera traduit en français et disponible en audiolivre.
Extrait
Il s’accroupit et plongea son regard dans celui de Zhu agenouillée. Sa peau était tendue de l’intérieur par une vitalité bouillonnante : c’était la joie, féroce et profane, d’un homme ayant renoncé délibérément au nirvana, mû par un attachement passionné à la vie. Et Zhu, hébétée, avait la sensation de voir en lui son propre reflet.
— Je me souviens de toi, tu sais. C’est toi qui avais attendu aux portes du monastère. Quatre jours sans manger, dans le froid ! J’ai donc toujours su que tu avais une volonté de fer. Mais il y a quelque chose d’inhabituel chez toi, parce que… la plupart des gens comme toi ignorent que la volonté, à elle seule, ne peut garantir leur survie. Ils ne voient pas que le plus important est de comprendre les gens et la nature du pouvoir. Le préfet Fang avait de la volonté à revendre ! Mais c’est toi qui as compris qu’il était possible de retourner contre lui une puissance supérieure, et qui l’as fait sans hésiter.
» Tu réfléchis à la façon dont fonctionne le monde, novice Zhu, et cela… m’intéresse.
Il la regardait avec plus d’intensité que quiconque auparavant. Elle frémit, envahie d’une peur aussi prégnante que l’ombre d’un rapace. Certes, l’intérêt de l’Abbé lui épargnerait peut-être d’être expulsée… Mais il lui paraissait excessivement dangereux de laisser transparaître un élément de sa personnalité à elle, la seule partie de Zhu Chongba qui n’avait appartenu à personne d’autre. Son désir opiniâtre de vivre.
L’Abbé ajouta d’un ton pensif :
— Hors de nos murs, le chaos et la violence vont croissant. Plus le temps passe et plus il nous est difficile de conserver notre position actuelle, entre rebelles et Mongols. Pourquoi crois-tu que j’insiste tant pour que mes moines soient éduqués ? L’outil qui nous permettra de traverser les épreuves à venir n’est pas la force, mais la connaissance. Notre tâche sera la sauvegarde de nos richesses et de notre statut. Pour cela, j’ai besoin de moines intelligents, désireux de comprendre comment fonctionne le monde et disposés à le manipuler à notre avantage. Des moines capables de faire ce qu’il faut.
Il se leva, les yeux rivés sur elle.
— Il est peu de moines dotés d’un tel tempérament. Mais toi, novice Zhu… tu as du potentiel. Pourquoi ne pas venir travailler pour moi jusqu’à ton ordination ? Je t’enseignerai tout ce que tu n’apprendras pas du moine dévot que je choisirai pour remplacer le préfet Fang. Je te montrerai comment fonctionne le monde. (Un sourire malicieux fendit le visage imposant de l’Abbé.) Si tu le souhaites, du moins.
« La volonté, à elle seule, ne suffit pas à garantir la survie. » Le corps encore transi par la terreur provoquée par l’affaire du préfet Fang, Zhu n’hésita pas une seconde.
Cette fois, elle ne se prosterna pas ; et sa voix ne trembla pas. Levant les yeux vers l’Abbé, elle s’exclama :
— Ce misérable novice recevra avec reconnaissance tout ce que le Vénérable Abbé daignera lui enseigner. Il promet de faire ce qu’il faut !
L’Abbé rit et regagna son bureau.
— Ah, novice Zhu… Ne promets rien avant de savoir à quoi tu t’engages.
- Lire l’avis de L’ours inculte.
C’est marrant, je viens de finir « Les Chevaux célestes » de Guy Gavriel Kay et je ne peux m’empêcher de tracer quelques parallèles entre ce que tu dis et ce que j’ai lu. Même si je suis assez sûr que le ressenti de lecture serait différent, il vaudrait quand même mieux que j’oublie le Kay avant d’éventuellement lire celui-ci. ^^
Je n’ai pas lu le Kay et je ne peux donc pas en dire plus sur les similitudes ou différences. Mais il me semble sage d’espacer les lectures pour éviter une comparaison qui pourrait nuire à l’un comme à l’autre roman 🙂
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