Ce Bifrost n°117 consacre un dossier à hommage à Harlan Ellison, écrivain et scénariste américain au tempérament volcanique. Le dossier comprend un article biographique très fouillé signé Laurent Queyssi, un entretien de 2005 qui dresse le portrait d’un homme au caractère bien trempé (catégorie « je pense que j’ai raison, je l’affirme haut et fort et si jamais j’ai tort, je le concèderais plus tard, mais il y a peu de chances que ça se produise »), un guide de lecture, une analyse de son anthologie Dangerous Visions et une bibliographie compilée par Alain Sprauel. Une citation d’Ellison, tirée de l’interview :
Toute ma vie a été mouvementée. J’ignore à quel point on peut séparer la personnalité de l’auteur de son œuvre, mais ça me semble impossible. Je pense que c’est évident, si on lit ce que j’écris. Bon, John Clute m’a autrefois accusé d’écrire à pleins poumons. Ce n’est pas tout à fait vrai. Si vous lisez « Jeffty a cinq ans » ou « Grail », ou n’importe quelle autre nouvelle dans le genre, vous vous rendrez compte qu’elles sont écrites sur un ton beaucoup plus calme. J’apporte à mon travail la même passion, le même niveau d’engagement, la même détermination à ne pas flancher ou me détourner de l’abîme face à moi, que je le fais dans ma vie.
J’ai marché de Selma à Montgomery aux côtés de Martin Luther King. J’ai travaillé avec César Chávez dans la vallée de Coachella pendant la grève des pamplemousses. J’ai affronté le Ku Klux Klan, j’ai donné des milliers d’heures de conférences en faveur de l’amendement sur l’égalité des droits à l’époque où nous cherchions à le faire adopter par le Sénat. Je tiens à ce que je fais, je crois en mes actes, et je porte cette même conviction dans mes écrits. Certaines personnes vivent leur vie avec un niveau d’implication ou d’engagement plus élevé que d’autres. Il est possible que je sois ce genre de personne. Aucune idée.
Avant d’évoquer les nouvelles, signalons la très intéressante interview de Lionel Evrard sur les éditions Flatland et l’article de Fabrice Chemla sur les drogues du désir. La couverture, impressionnante, est signée Jean-Jacques Tachdjian. Et si on passait aux nouvelles de ce Bifrost n°117 à présent ?
Capsule d’urgence, d’Alastair Reynolds
Le Sergent Kane, blessé sur un champ de bataille futuriste, est placé dans une capsule médicale autonome contrôlée par une IA. En lien avec une chirurgienne à distance, il attend son évacuation… qui tarde. Pour survivre, il prend alors le contrôle du robot qui le protège. Un texte immersif et tendu, qui interroge les limites entre l’homme et la machine, le transhumanisme et l’autonomie des IA.
L’Âge des tempêtes, de Thomas Day
Dans un futur marqué par le dérèglement climatique (et qui esquisse notre possible (in)capacité à nous adapter à un réchauffement de +4°C) et des inégalités abyssales, un sexothérapeute pour personnes handicapées est engagé par une femme fortunée pour s’occuper de leur fille autiste. Face à un dilemme moral – accepter l’argent et trahir ses principes, ou refuser malgré sa précarité – il devra faire un choix. Un texte social et percutant qui interroge la domination des ultra-riches et les frontières de l’éthique. Comme souvent chez Thomas Day, le sujet est sensible, et la nouvelle distille un malaise profond, bien au-delà de la seule question de la sexualité.
Jeffty a cinq ans, de Harlan Ellison
Le narrateur retrouve son ami d’enfance Jeffty, qui, contre toute logique, est resté éternellement âgé de cinq ans. Alors que le monde évolue, Jeffty demeure figé dans un passé où les émissions de radio oubliées continuent d’exister pour lui. Une métaphore poignante sur la nostalgie et la difficulté d’accepter le temps qui passe. Poétique et mélancolique.
Joe 33%, de Suzanne Palmer
Joe est un soldat malchanceux : blessé à répétition, il est régulièrement « réparé » avec des implants cybernétiques intelligents. Aujourd’hui, 33% de son corps est une machine… et ses implants commencent à comploter entre eux pour l’empêcher de retourner au combat. Avec son ton caustique et ses dialogues savoureux entre IA, la nouvelle offre une critique mordante de la guerre et de la déshumanisation des soldats. Elle résonne particulièrement avec celle d’Alastair Reynolds, qui explore le même thème sous un angle plus tragique. Une belle découverte qui donne envie de lire le recueil à venir de Suzanne Palmer.
En conclusion, ce Bifrost n°117 est une bonne cuvée avec quatre nouvelles marquantes.
Pour aller plus loin
- D’Alastair Reynolds sur le RSF Blog : La Terre bleue de nos souvenirs, Les enfants de Poséidon T1, Les Chroniques de Méduse (avec Stephen Baxter), Éversion, La Millième Nuit, La Maison des Soleils
- De Thomas Day sur le RSF Blog : L’automate de Nuremberg, Le trône d’ébène, Du Sel sous les paupières, Sept secondes pour devenir un aigle, Women in chains, « Je suis l’ennemi », « Forbach » , Bifrost n°100 dossier Thomay Day, Macbeth, roi d’Écosse T1 et T2 (avec Guillaume Sorel)
- Lire les avis de Gromovar, Le Dragon galactique, Les Lectures du Maki, Au Pays des Cave Trolls.
Incroyable la citation, ça a l’air d’avoir été un sacré personnage.
Pour ma part la nouvelle d’Ellison m’a laissé froid… les autres sont de très belles factures. J’ai beaucoup aimé Joe 33% et j’ai hâte de découvrir les autres nouvelles de son recueil.