Bifrost n°93

L’éditorial en forme de bilan revient sur les paradoxes de l’année 2018 – une surproduction et une baisse des volumes de ventes, une surproduction et une grande qualité des oeuvres publiées par des auteurs inconnus ou confirmés – qui inciteront probablement à un changement de modèle économique (perso, je n’y crois guère). L’édito souligne aussi l’avancée de “féminisation des auteur(e)s”, soit plutôt la part croissante des autrices dans le volume global. L‘Observatoire de l’imaginaire – aidé par la Noosfere (dont les chiffres sont consultables ici, allez-y c’est instructif) et BDFI – indique qu’un tiers des auteurs publiés sont des autrices et que cette proportion est stable depuis 2012.

Il n’y a “que” deux nouvelles dans ce numéro de Bifrost : “La Longue patience de la forêt” de Christian Léourier et “ZeroS” de Peter Watts. La longueur de la seconde, presque une novella, et la taille du dossier Peter Watts expliquent cet état de fait. La qualité, elle, est au rendez-vous (comme souvent dans les colonnes de la revue). Les deux textes évoquent une vision diamétralement opposée de l’humanité.

La nouvelle de Christian Léourier, assez court, place une société humaine sur une planète hostile où la vie n’est possible qu’au coeur de la forêt. A l’extérieur, un désert sans air s’avère fatal. Kred, fasciné par son grand-père convaincu que d’autres forêts existent et parti chargé d’outres à air affronter le désert, pousse ses pairs à planter des graines en lisière de forêt pour lui permettre de s’étendre pou rejoindre ses hypothétiques soeurs. C’est une tâche entreprise pour plusieurs générations plus où moins prêtes à la mener jusqu’à son terme… Christian Léourier nous offre un texte de planet-opera humaniste mais sans naïveté puisqu’il n’occulte pas les conflits qui ne peuvent manquer de survenir avec une histoire sur plusieurs générations. Touchant, bien vu et rondement mené, je suis fan.

Peter Watts dépeint une autre humanité, plus en prise avec notre monde à nous. “ZeroS” met en scène un commando de mercenaires sur une Terre ravagée par de multiples guerres et pollutions, où les corps humains sont modifiés, augmentés, remodelés. Kodjo Asante, assassiné dans un raid Sāhilite, se voit offrir un seconde vie dans l’unité zombie, un commando qui n’existe pas et qui n’intervient que dans des situations désespérées. Ses membres ont la conscience déconnectée du corps et deviennent simples passagers d’un corps amélioré dans l’optique d’une plus grande efficacité militaire. Un mantra sert de bouton on/off. Au fil des missions Asante et son équipe commencent à comprendre ce qu’ils sont devenus, des cobayes utiles et ce que les suivants deviendront au fur et à mesure des progrès des techniques médicales. Peter Watts pose aussi la question de la conscience, du libre arbitre et de ce qui fait l’essence de l’humanité avec un dilemme moral de premier plan quand il engage le commando contre un groupe d’enfants aux esprits interconnectés. Si la vision de Watts est bien sombre, elle n’en est pas moins réaliste. Toutefois ce texte ne m’a pas particulièrement déprimée (remboursez !). Dois-je préciser que la nouvelle est excellente ?

Le dossier Peter Watts se révèle plus qu’intéressant. Il contient un entretien au long cours réalisé par Erwann Perchoc et qui se révèle passionnant de bout en bout, même et surtout, dans les multiples digressions de l’auteur canadien.  A cela s’ajoute En route vers la dystopie avec l’optimisme de la colère, un article par Peter Watt précédemment publié dans le recueil Au delà du gouffre où l’on apprend que l’auteur dont les écrits ont la réputation de déprimer la terre entière est “plutôt quelqu’un de joyeux, dans la vie. Ce qui semble étonner les gens.” Watts ne cesse d’affirmer que l’espèce humaine fout le feu à la maison Terre et semble douter de sa capacité voire de sa volonté de changer de cap. Le fait est qu’il n’a pas tort, sur les deux points, ce qui est totalement déprimant, mais n’empêche pas de boire une bière en bonne compagnie. On peut être pessimiste et épicurien, ce n’est pas antinomique.

Depuis, j’en suis venu à penser que l’ignorance est moins à blâmer que la pure stupidité. Tout comme notre tendance instinctive à ignorer superbement les conséquences futures de nos actions et l’incapacité de notre cerveau à passer outre nos tripes. Vous pouvez montrer aux gens ce que l’avenir nous réserve, ils pourront même vous concéder quelques arguments (après des décennies de mépris et de déni) : ils ne feront rien pour changer les choses. Nous savons mais le fait est que nous n’en avons rien à foutre.

Le dossier est complété par un guide de lecture que j’ai zappé parce qu’il m’a paru accessoire – l’entretien évoque les écrits de l’auteur, ce qui suffit à donner envie de les lire ou non – et une bibliographie complète par Alain Sprauel (toujours impressionnant, cette rigueur dans le recensement). A noter, le Bélial a mis en ligne un guide de lecture annexe reprenant les critiques parues dans de précédents numéros de la revue (et qui me rappelle que Au delà du gouffre végète dans ma PAL depuis trop longtemps).

Comme d’habitude, j’ai survolé le cahier critique (pour ne pas être d’accord avec la critique d’Underground Airlines) et le coin des revues (pour être d’accord avec la critique du Hors série du Point Pop consacré à la SF). A noter, deux annexes en ligne à ce cahier critique : ici et .

Dans ce numéro 93, on notera aussi l’excellente interview de Jean-Luc Rivera, homme aux talents toute aussi nombreux que ses cravates et noeuds pap’, par Erwann Perchoc et la rubrique Scientifiction avec un article J-Sébastien Steyer, paléontologue, la microbiologiste Alise Ponsero et Roland Lehoucq sur Les monstres de la science-fiction : des morphologies et des gènes hors-norme. Et on termine la lecture par des news sur le milieu de l’édition et par l’annonce des lauréats du prix des lecteurs 2018, information que l’on peut retrouver sur le forum. Mes chouchous n’ont pas recueillis assez de suffrages pour remporter la mise…

En définitive, ce 93eme numéro de Bifrost est une lecture hautement recommandable !

Cet article a 5 commentaires

  1. NicK

    “Au delà du gouffre” est une vente forcée de X.
    On se fait une lecture commune en avril ?

    1. Lhisbei

      Nan. Avril est full d’uchronies (le retard s’accumule) 😉

      1. NicK

        Vilaine fille. 😛
        En Mai j’ai des ponts et ça peut le faire aussi. 😀

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